DOCINI

— Vive la milice ! scandèrent-ils. Honneur à nos sauveurs !

D’aucuns s’enorgueillirent, s’extasièrent, se pâmèrent face à tant de reconnaissance. Dans un élan de fausse modestie, ils tournaient le dos à ces modestes villageois, en quête d’autres patelins à secourir.

Sommes-nous des héros ? Guère des mercenaires, c’est certain, mais derrière de nobles idéaux se dissimulent toujours des intentions moins glorieuses. Docini s’effaça dans sa cohorte d’alliés, jambes endolories par un si long voyage, peu envieuse de cheminer encore des heures durant. Telle était la décision de Lehold, qui ne souhaitait pas abuser de l’hospitalité des contadins. Malgré mes origines, malgré mon accoutrement différent, à leurs yeux, je ne suis qu’une milicienne comme une autre. Le nord est-il plus ouvert d’esprit ? Ou bien les jugements se restreignent à des lieux particuliers ?

— Les recherches n’ont mené à rien, grommela-t-il une fois les habitations évaporées derrière l’horizon. Retournons au camp.

— Ne soyez pas si défaitiste ! rassura une milicienne. Nous en avons abattu un, après tout.

— Un mage isolé, loin d’être une véritable menace, car abattu d’un misérable coup de lance. Nous n’avons même pas pu l’interroger. Faisait-il seulement partie de ce groupe dont on nous a parlé ? La possibilité la plus probable est qu’il s’était juste caché, et a paniqué quand nous sommes arrivés.

— C’est une réussite, alors ! Des villageois ont été libérés de son joug !

D’abord Lehold acquiesça, puis il plissa les lèvres sans poursuivre la discussion outre mesure. Aucun commentaire ne fut ajouté, tous se contentèrent de marcher. Laisser défiler le paysage autour de soi, baignant dans la chaleur relative, n’aidait pas le temps à s’écouler plus vite. Mais à force de réaliser des trajets similaires, leurs sujets de conversation s’épuisaient.

Docini restait en retrait, et gardait surtout ses distances avec Nerben. En quoi ce mage exerçait-il un quelconque joug ? Des réminiscences de l’affrontement germèrent, si toutefois il pouvait être qualifié ainsi. Un homme esseulé, péniblement dissimulé dans des buissons, avait été encerclé. Ni ses beuglements désespérés, ni sa tentative de fuite ne l’avaient préservé de la fatalité. Il avait été fauché au milieu d’un champ de maïs, incapable de disparaître dans la densité agricole, souillant de son sang l’étendue jaunâtre et smaragdine. Pas un grand triomphe à célébrer. Ces habitants avaient-ils besoin d’un bouc émissaire ? Peu de chance que leurs récoltes s’améliorent cette année… C’était du meurtre, du lynchage, et je ne peux même pas le dire à voix haute.

S’abstenir de remarques conservait la dynamique du groupe. Une pitance autour d’un feu, la fraîcheur de la sorgue, une couchette confortable, tout ce qu’ils exigeaient se trouvaient à bonne distance. Ils voyagèrent donc à bonne allure en s’octroyant peu de répits intermédiaires.

Fortuitement, ils parvinrent au campement avant le crépuscule et prirent même le temps de rassembler du bois pour le feu. Aucune viande ne tournoierait par-dessus les braises, mais ils se repaitraient de mets plus simples. Fruits juteux et légumes crus accompagnèrent une barbaque mieux conservée et quelque peu anhydre.

Leur repas était déjà bien entamé lorsque Badeni se joignit à eux. Elle tapota l’épaule de Lehold, d’où suivit un sursaut de sa part.

— D’où surgis-tu, Badeni ? s’étonna-t-il.

— De ma tente, clarifia la capitaine. Je ne vais pas m’isoler alors que vous vous amusez tous ensemble ! Le traumatisme est fini, il est temps que j’arrête de m’y enfermer.

— Notre amusement est relatif. Nos victoires n’en sont pas. À quoi bon nous lancer dans une telle quête si nous ne trouvons pas les vrais responsables ? Bientôt le peuple apprendra que Horis Saiden s’est échappé… Et ses craintes s’en retrouveront accrues.

— Nous n’y sommes pas encore. Considérons le positif dans le malheur, c’est ce qui m’a empêchée de sombrer. Je n’ai pas encore eu l’occasion de te féliciter pour ta nomination en tant que chef de la milice ! Koulad a choisi le meilleur successeur possible, je n’ai aucun doute là-dessus.

— Je dois encore faire mes preuves. En espérant que les erreurs n’effacent pas les succès. Il me faut prendre exemple sur toi à ce niveau.

Tous ignorèrent le grognement de Nerben. Il est et restera toujours un intrus. Même contempler ses rictus l’assouvit peu, aussi Docini s’orienta plutôt vers Badeni, laquelle s’installa aussi face au feu.

— Je vous entendais de là-bas, rapporta la capitaine. Vos recherches n’ont rien donné ?

— Quelques mages tués, expliqua Lehold. Rien de plus. Les pistes se réduisent : sommes-nous partis dans la précipitation ? Et qu’en est-il de l’assassin ?

— Nafda ? Voilà presque deux semaines qu’elle est partie, et aucune nouvelle.

— La tueuse de Nilaï aurait échoué ? s’inquiéta un milicien. Elle avait l’air si sûre d’elle… Elle avait promis de nous aider. C’était la clé pour repérer ce groupuscule rebelle !

— Se fier à une seule personne n’était visiblement pas la solution. Elle a été punie pour son arrogance et est donc sûrement morte. Nous aurions dû l’accompagner.

— Pour finir massacrés, exactement comme nos collègues ?

— Et c’est moi la défaitiste ? Notre victoire ne s’obtiendra pas sans sacrifice. Mais la milice triomphe toujours de la magie !

Ce disant, elle croqua de plein appétit une paire de concombres. D’ordinaire ce type de discours est suivi d’une main sur le cœur. Sans doute le gouffre entre fantasme et réalité. Docini grignota sa propre viande tout en admirant les oscillations des flammes. Parfois des crépitements effleuraient ses tympans, quand le silence s’implantait entre deux répliques. Ce fut Lehold, après une rasade d’eau, qui le brisa :

— Il y a au moins une bonne nouvelle. Si Nafda n’est pas revenue, c’est qu’il est possible pour nous aussi de la trouver.

— Notre milice rencontre-t-elle ses limites ? douta Badeni. Notre flamme s’éteint faute de motivations pour l’entretenir ? Nafda semblait bien moins égarée que nous. Peut-être a-t-elle cette fougue de la jeunesse, cette même motivation que nous avions lors du début de la traque aux mages. Voilà déjà que je parle comme une vieille alors que j’ai à peine atteint la trentaine ! Mais je m’inquiète… Qu’en est-il de nos espions ? Leid a accompagné Nafda jusqu’à leur base, d’après ses dires, mais n’est jamais revenue non plus. Qu’ourdissait-elle ?

Agacement fut provoqué, car Nerben se tordit de rire. Lui s’était rassasié depuis maintes minutes, prêtant une oreille trop attentive au discours de chacun. Or résonnaient les paroles indésirées lorsque acquiescement était réclamée.

— Badeni ! interpella-t-il. Je croyais que tu avais vaincu ton traumatisme. Pourquoi renonces-tu si facilement ?

— Je ne renonce pas, nia la capitaine. Je dis juste que c’est difficile.

— C’est déjà une forme d’abandon. Ça se voit que tu ne nous as pas accompagnés, hein ? Dans les patelins paumés, les gens nous considèrent comme des héros. Ils reconnaissent être trop faibles pour faire justice eux-mêmes contre les mages. Ils n’ont pas les outils pour.

— Héros ou non, quelle importance ? Il subsistera toujours une forme d’injustice.

— Et tu vas m’affirmer que l’important est de s’unir ? N’entre pas en contradiction avec tes propos précédents. Nafda semblait mieux se débrouiller seule, tu disais ? Malgré ses assassinats à Nilaï, je ne pense pas qu’elle ait encore fait ses preuves.

— As-tu un bon exemple de quelqu’un ayant fait ses preuves, dans ce cas ?

— Moi-même.

Docini voulut rire, mais un coup d’œil vers ses alliés l’en retint. Ce serait malvenu. En même temps, il ne manque vraiment pas de toupet ! L’impératrice n’aurait jamais dû lui laisser une chance. D’un craquement de doigts, bien assis par terre, Nerben déploya un sourire apte à rompre toutes les aises.

— Vous savez, expliqua-t-il, je suis originaire des profondeurs de l’empire. D’un village du nom de Sumaïni, que vous ne connaissez sans doute pas. Dès mon plus jeune âge, j’ai réalisé que les mages étaient à éradiquer. Une roturière, Amildée Seops, prétendait être ordinaire. Jusqu’au jour où sa fille est morte par accident. Elle a alors abandonné ses obligations, s’est isolée. D’abord on pensait qu’il s’agissait de chagrin. Sauf qu’en réalité, si elle s’enfermait, c’était pour apprendre les secrets de la magie. Pensez-y donc : elle tentait de pratiquer la nécromancie pour ressusciter son enfant !

— L’affliction peut mener aux gestes les plus désespérés…, déplora Lehold.

— Une telle remarque est bien digne d’un chef ? Sa conduite l’a amenée à négliger l’importance de la vie. Plus de différence entre la vie et la mort ! Trois villageois ont essayé de l’arrêter, elle les a tués. Motivé par une fougue de jeunesse, pour citer la capitaine, j’ai été son prochain adversaire. C’était un rude combat : l’honnête guerrier contre la fourbe mage. Après avoir détruit la moitié de son mobilier, je suis parvenu à la vaincre. Elle était blessée, étalée sur son plancher, m’implorant de l’épargner. Avait-elle eu la même pitié pour ses trois assassinats ? Je souriais à chacun de ses geignements. C’est parce que j’avais compris qu’elle méritait une pire punition. Je l’ai déshabillée, je l’ai plaquée contre un mur, puis je l’ai pénétrée. Il faut dire qu’elle l’avait bien cherchée. Là encore elle hurlait, là encore elle me suppliait d’arrêter, j’en prenais davantage de plaisir. Je l’ai épargnée dans ma grande clémence. Elle a dû finir ses jours en prison, puisque la justice était trop pleutre pour appliquer la peine de mort. Depuis lors, je m’évertue à chasser la turpitude magique, d’autant plus complexe qu’elle était légale à l’époque.

Badeni se leva en un éclair. Poings fermés, elle jugea âprement le vétéran, avant de s’éloigner de cet éclat bâti de braises vindicatives.

— Sommes-nous vraiment alliés ? nargua Nerben. Toi qui hais les mages plus que tout, tu ne soutiens pas mes actions ? Ils ne sont pas vraiment humains. Ils méritent les pires châtiments.

Est-ce réellement la cause que je suis ? Dois-je supporter les plus immondes des discours ? Nerben n’est pas représentatif de l’ensemble des miliciens… Docini rejoignit aussitôt Badeni. Elle aussi subit les répercussions du geste détachés de paroles :

— Toi aussi ? se moqua Nerben. Vous faites la paire. Quand on s’engage pour une cause, ce n’est pas à moitié, bande de couardes.

— Tu en as assez dit, coupa Lehold. Pitié, Nerben, n’en rajoute pas. Laisse-nous profiter du reste de la soirée.

L’inquisitrice n’aperçut aucun hochement. Derrière les ombres se préservaient quelques dissensions auxquelles elle ne souhaitait guère participer. Au lieu de quoi elle suivit la capitaine, laquelle s’était réfugiée à proximité de sa tente. Une fois à sa hauteur, elle remarqua un liquide verdâtre sur la commissure de ses lèvres, qu’elle essuya maladroitement du revers de la main. Elle a dégobillé. Logique, quand on entend des paroles abjectes.

— Nerben revenu de sa retraite…, se dolenta Badeni. C’est un cauchemar.

— Tu t’en sortiras ? s’enquit Docini.

— J’ai connu pire. C’est à cause de ce type d’énergumènes que certains considèrent les miliciens comme des monstres. Je savais déjà qu’il n’était pas très stable, mais je l’ignorais coupable d’un acte aussi infâme…

— Ça te rappelle Ghanima… Qui est de nouveau en liberté…

Badeni s’assura que nul ne les guettait. Elle vérifia que l’obscurité fût leur meilleure alliée. Après quoi elle l’attrapa par les épaules : jamais elle ne l’avait dévisagée avec autant de profondeur.

— Vers où sommes-nous embringuées ? se contrista-t-elle. À quoi bon poursuivre cette lutte ? Nous devons nous montrer meilleurs que nos ennemis ! Sinon notre cause perdra en morale… Il n’y aura plus de justice. Tous deviendront oppresseurs. Tous finiront opprimés !

— L’impératrice empêchera tout débordement de la milice, affirma Docini, pourtant incapable de la fixer. Elle a bien dit à Nerben qu’au moindre débordement, il serait définitivement banni.

— Il va faire en sorte de se conduire sagement, mais ça n’efface pas ses erreurs passées. Ou bien… Il fera pire à l’abri des regards. Malgré toute l’admiration que je lui porte, l’influence de l’impératrice a ses limites. Et puis…

Badeni s’interrompit brièvement, le temps de se diriger vers sa tente. Avant d’y disparaître, avant de quérir le repos, elle adressa un ultime regard à son amie :

— Oublie, lâcha-t-elle. Je n’ai plus envie de réfléchir. Juste de m’enfiler quelques rasades d’eau-de-vie. On partage ?

— Non merci, déclina Docini. Je bois de l’alcool de temps en temps, mais ce soir, je ne suis pas inspirée.

— Oh… Dommage, mais comme tu veux. Bonne nuit.

D’un salut les deux femmes s’engouffrèrent dans les limbes du sommeil. Bientôt s’éteignit le feu d’un repas mal digéré, fort de discussions houleuses, aux responsabilités atermoyées et au passé vanté. Une fraîcheur bienvenue s’infiltra bien qu’elle fût insuffisante pour triompher des tourments.

Toute tranquillité apparente s’avérait temporaire. De surcroît, l’arrivée d’un espion dès la nitescence matinale avait raccourci les heures convoitées. L’inquisitrice tournait sans cesse dans son duvet, et peu importait comment elle se plaçait, de la sueur ruisselait sur sa figure. D’intruses voix en provenance de l’extérieur l’exhortèrent à s’extirper de ce semblant de confort. Elle enfila en conséquence sa tenue d’inquisitrice, lorgnant une lame qui n’avait rien tranche ces derniers temps.

Docini se frotta les yeux au moment de sortir de sa tente. Non que la nitescence matinale l’eût éblouie, plutôt une présence inattendue. Un messager discutait avec la troupe de miliciens, parmi lesquels Lehold et Badeni avaient répondu à l’appel. Elle s’y joignit à brûle-pourpoint.

— Un messager ici ? fit-elle. Pour quelle raison ?

— Un appel de Bennenike, clarifia Badeni. Forcément, en tant que capitaine de sa garde, il fallait bien que je revienne un jour au Palais Impérial. Elle exige aussi ton retour.

— Moi ? Mais pourquoi ?

— Parce que ta sœur est arrivée en Amberadie.

Ce fut comme si un éclair la zébra. Comme si un fracas l’impactait. Yeux écarquillés, paralysée, Docini manqua de perdre l’équilibre.

— Godéra Mohild, précisa le messager. Cheffe de l’inquisition de Belurdie. Elle a eu vent de vos exploits, Docini. Bien sûr, ce n’est pas la seule raison de sa visite. Voilà un moment, depuis la crise de l’année dernière en fait, que notre impératrice souhaitait rencontrer Godéra. Les circonstances s’y prêtent. Sinon elle n’aurait pas emmené une vingtaine d’inquisiteurs avec elle, y compris son propre second, Adelam Ordun.

— Un départ précipité, constata Lehold. Évitons de les faire attendre. Docini, Badeni, ce fut un honneur de servir à vos côtés, en espérant que nous combattrons bientôt ensemble. Je vous envoie quelques miliciens pour vous accompagner.

— Merci beaucoup ! dit Badeni. Nous nous reverrons, c’est certain. Je vous souhaite beaucoup de courage contre ce groupuscule rebelle. Retrouvez Nafda, je vous en supplie.

Ma mission s’arrête ici ? Je perds l’occasion d’un affrontement entre les mages parce que Godéra m’a poursuivie jusqu’ici ? Ciel… Ma victoire contre Horis Saiden n’a pas eu que des bonnes conséquences.

Docini perdit le fil des événements des minutes durant. Pour sûr qu’elle empaqueta ses affaires avec prestesse, pour sûr qu’elle adressa ses adieux à Lehold. Cependant, son inconscient gouvernait chacun de ses mouvements. Des réminiscences coalisaient, l’envahissaient, ainsi piégées dans son instinct.

Elle s’en souvenait. Trop bien, même.

Cette grande silhouette à la chevelure dorée. Si forte dès son adolescence, rompue aux conflits internes, tête relevée et épaules dressées à chaque occurrence.

Cette petite fille, bien moins imposante, bien plus petite, c’était elle. Quand des vibrations emplissaient les murs, quand des invectives tonnaient en sus des coups, Docini n’avait d’autres choix que de se réfugier sous son lit. Un répit temporaire, puisque Godéra entrait toujours après les faits. À chaque fois, elle avait été cognée jusqu’au sang. À chaque fois, droite comme un piquet, elle plissait un regard peu avenant vers sa cadette.

— Papa t’a encore frappée ? craignait Docini.

— Comme d’habitude, confirma Godéra. Il se décharge sur maman, puis sur moi, et enfin il est calmé. Mais pourquoi il ne s’en prend jamais à toi ?

— Je ne sais pas…

— C’est fâcheux ! Prendre des coups m’incite à me muscler, à devenir plus forte ! Comme ça je résiste, comme ça j’apprends la vie. Mais toi, Docini ? Il te laisse tranquille. Tu restes dans ta bulle protectrice, épargnée, protégée. Si on ne t’enseigne pas la douleur, tu resteras faible à jamais.

Alors elle la martelait de coups de poing. Impossible de riposter face à une sœur d’une tête plus élevée, surtout à cet âge. Docini n’avait nul autre choix que de se mettre en boule, d’attendre que Godéra eût fini de se défouler. Souvent l’abandonnait-elle très vite, non en lambeaux, mais en sang et sanglots.

Ces souvenirs étaient nets. Ils l’empoisonnaient, l’ankylosaient. Déclenchés par simple mention de son aînée. Et tandis que la hantise ne cessait de s’exercer, Docini n’avait même pas remarqué que Nerben rentrait à la capitale avec eux.