Chapitre 26 : Délivrance et rétribution (2/2)
Où qu’elle se dirigeât, ses empreintes s’incorporaient dans l’aridité. Une étape intermédiaire consistait à se joindre à ses alliés, fussent-ils divergents, et aux volontés dispersées. Tout excès d’orgueil risquait de la faire sombrer définitivement. Circonspection est requise, quitte à dépendre de mes alliés.
Plus elle se rapprochait du campement et plus sa vitesse de marche diminuait. Elle qui estimait avoir triomphé de la douleur subissait le contrecoup. Comme si ses plaies n’avaient pas cicatrisé, comme si tout lui rappelait l’isolement et l’impuissance, comme si le sort s’acharnait contre elle. Fini l’engourdissement, finies les cautères ! Je ne suis pas si affaiblie ! En outre, la faim la tenaillait encore : à défaut d’expérimenter des talents de chasseuse, elle se contenta des fruits suspendus aux arbres contigus.
Inopinément, invraisemblablement, une pluie diluvienne se mit à tomber. C’était si rare dans ces environs, dans les plaines arides comme dans le désert, que Nafda saisit cette opportunité. Se désaltérer d’une telle eau, aussi écœurante pusse-t-elle paraître, lui procura une sensation de bien-être dans un premier temps. Mais elle déchanta une fois trempée jusqu’à l’os. Autant de gouttes dégoulinant de ses vêtements commencèrent à lui geler les articulations. Même sa cape et capuche ne la protégeaient pas suffisamment.
L’assassin de l’impératrice, arrêtée par une pluie ? Ce serait indigne… Un affront…
Pourtant son corps le lâcha. Et elle s’écroula, si proche du but.
Une chaleur soupçonnée l’enveloppa. Agitée dans l’obscurité, coincée dans une nuit sans rêve. Femme aux espoirs brisées, escomptant un rétablissement, restaurée au creux d’interventions inopinées. Alors étendue sur un duvet, un chiffon mouillé limitait la propagation de sa transpiration. Rien qui s’avérât en mesure de vaincre ses maux de tête.
Un éclat jaunâtre agressa ses paupières. L’averse était éphémère. Une telle persistance la contraignit à ouvrir ses yeux, après quoi elle prit ses repères. La tente de Badeni. C’est mon tour d’être en convalescence. Pourvu que je ne vive pas le même traumatisme.
Déjà des bruits de pas alentour perturbèrent sa sérénité. Sensation amplifiée par l’entrée d’un milicien, qu’elle accueillit d’un sourire forcé.
— Combien de temps ai-je dormi ? demanda-t-elle.
— Une douzaine d’heures à peu près, répondit l’homme.
— Beaucoup trop ! se plaignit-elle. Sept heures sont amplement suffisantes.
— On ne choisit pas toujours. En l’occurrence, ton état justifiait un plus long repos. Pas de lourdes séquelles : certains miliciens ont reçu une formation médicale.
— Où est Badeni, d’ailleurs ?
— Tu t’inquiètes pour elle avant de te soucier de ta propre personne ? C’en est touchant ! Elle est en sécurité, rentrée en Amberadie, restant avant tout garde du corps de l’impératrice.
Bras et jambes de Nafda se détendirent entre soupir et sourire. Un laps de temps durant lequel le milicien se munit d’un tabouret et s’installa par-devers l’assassin.
— Tu es Nafda, dit-il. Nous t’attendions. Nous craignions pour ta vie.
— Quelle attention, répondit l’assassin avec une pointe d’ironie. J’ai dû être partie longtemps : je croise une nouvelle tête pendant que d’autres sont parties. À qui ai-je l’honneur ?
— Lehold Domaïs. Chef de la milice depuis que Koulad a épousé Bennenike.
— En effet, j’ai raté certains événements… Quelle est votre responsabilité, dans cette histoire ?
— Difficile à formuler. Depuis la libération de Horis, la situation s’est dégradée… Comment une milice si respectée peut-elle perdre autant de membres ? Ils sont sous ma supervision, maintenant. Au moins, même si tu ne figures pas parmi nos rangs, tu as réussi à te libérer. Je me demande comment, d’ailleurs.
Dois-je tout lui raconter ? Une expérience aussi mortifiante ? Tandis que Nafda s’affalait dans sa position, irrésolue, Lehold croisa ses bras et l’examina avec davantage de sollicitation. Je n’ai pas le choix.
— J’ai réussi à m’infiltrer à l’intérieur, rapporta-t-elle. Au prix de moult efforts, et pour une expérience à peine rentable. J’ai tué trois des leurs, dont Pashelle, qui faisait partie des agresseurs de Badeni. Mais ils sont des dizaines à se tapisser dans cette base ! Ils m’ont fait prisonnière, m’ont interrogée, m’ont torturée. Je ne leur ai rien avoué. Encore fallait-il qu’il y ait des choses à avouer.
— Désolé pour toi…, compatit Lehold en se mordillant les lèvres. Ça a dû être un véritable calvaire. Tout comme Badeni, tu es une survivante. Tu es même allée plus loin. Quelles informations as-tu sur l’ennemi ?
— Bien peu, je le crains. Leurs trois meneurs de cette confrérie, si elle peut être appelée ainsi, sont Khanir Nédret, Bérédine et Médis Oned. Mais Badeni a déjà dû les rencontrer. Ils se sont assurés que je ne côtoie personne d’autres. En fait, ils se chargeaient personnellement de me faire souffrir. Une rancune tenace : ils m’ont avoué à demi-mot que leur base était anciennement une académie de magie. Ils ont dû perdre beaucoup des leurs, et nourrissent l’envie de se venger. C’est notre cas aussi.
— Forcément, ils n’allaient pas tout te dévoiler… La question que je me pose surtout, c’est comment tu as réussi à te sortir de là.
— Je suis aussi surprise que vous. Après m’avoir torturée des jours durant, Bérédine est venue me libérer, prétextant vouloir se venger de Khanir.
— Étrange, en effet. Mais même si tu étais en piteux état, elle t’a sauvée la vie. Certains mages ont des conduites étranges, comme si eux-mêmes étaient désunis. Notre lutte n’en est pas pour autant facilité. Dernière question : qu’en est-il de Horis Saiden ? Maintenant que j’y réfléchis, le nom de Khanir Nédret m’évoque quelque chose, mais Horis est bien plus ancré dans nos craintes actuellement.
Nafda s’affaissa encore. Perception retrouvée, tantôt rejetée, jamais oubliée. Ainsi flottait l’amertume lorsque les réminiscences étaient ravivées.
Comment l’oublier ?
Horis lui rendait visite quotidiennement. Chaque fois, il s’asseyait en face d’elle, d’une obstinante proximité. Chaque fois, ils se dévisageaient avec hargne, pourtant désireux de mieux appréhender l’autre. Chaque fois, leur échange de questions se révélait caduque, et chacun demeurait sur ses positions. Chaque fois, des invectives étaient prononcées au détriment des volontés de compréhension.
Le mage lui avait avoué d’où il était issu. Il n’avait cependant jamais révélé où il s’était réfugié après la purge, avant d’émerger ces derniers mois. Le mage lui avait exprimé son envie de décimer tous ses opposants. Il ne lui avait néanmoins jamais clarifié si demeurer un suiveur l’enchantait. Elle, assassin au cœur sec, s’était rabaissée à dialoguer avec lui. Parce que c’était l’unique manière dont elle pouvait occuper ses journées, sinon à assouvir quelques nécessités d’un trio sectaire.
Non, impossible de l’oublier. Il est vainqueur malgré tout. Savoir qu’il sévira encore ne me dérange pas. Assumer qu’un lien se soit développé entre nous, en revanche…
— Il s’est intégré à eux, exprima Nafda avec concision. Khanir est son nouveau guide, qui compte bien l’exploiter à son profit. Il est à la fois invisible et omniprésent.
— Un adversaire redoutable à n’en pas douter, compléta Lehold. Nous le tuerons, lui, Khanir et tous les autres. C’est pourquoi tu dois nous guider une fois que tu seras remise.
— Pardon ? faillait s’étouffer l’assassin. Vous emmener où ?
— Dans leur repaire. Nous le cherchons depuis longtemps.
— Inutile. Il est protégé par un voile : seul un mage peut ouvrir l’entrée. Ils se sont bien barricadés, les lâches. Mon infiltration relève du miracle. Et même si on forçait un mage à nous dévoiler l’entrée, rien ne garantit qu’il le saura. Peut-être que seuls certains privilégiés ont ce pouvoir, par mesure de précaution.
— Ça vaut le coup d’essayer. Je sais que tu es à peine délivrée de leurs griffes, mais la milice réclame sa vengeance depuis des semaines. Nous avons besoin de toi, Nafda. Le plus tôt possible.
— La précipitation mène à la perte. Voilà ce qui m’est arrivé. Ne reproduisez pas la même erreur que moi.
— Nous sommes mieux préparés. Jamais nous ne confondrons vitesse et précipitation, surtout pas avec les vies en jeu. Mais si Bérédine t’a libérée, elle devait être consciente que tu reviendrais avec plus de renforts. Soit elle prépare une bataille, ce qui me semblerait bizarre puisqu’elle serait alors prête à sacrifier les siens. Soit il y a quelque chose d’autre. Dans les deux cas, nous ne devons pas traîner.
Ils partirent le lendemain.
Nafda empruntait de nouveau la même voie. Cette fois-ci l’accompagnait une vingtaine de miliciens, chacun parés à en découdre avec l’impureté porteuse de flux malfaisant. Peu désireux d’encore se séparer, ils avaient emmené leurs affaires avec eux, quitte à maintenir un rythme moins soutenu. Il en importait peu à l’assassin qui remplit juste son rôle de guide. Régulièrement, elle caressait les pommeaux de ses dagues, histoire d’assouvir des pulsions.
La destination valait-elle le voyage ? Jour après jour, nuit après nuit, Nafda avait gambergé quant aux méthodes de vengeance. Égorger était trop miséricordieux lorsque les lames pénétraient de la chair de bien distinctes manières. Tout fantasme fut rejeté quand la réalité les frappa de plein fouet.
Les miliciens eurent beau beugler vers l’indomptable ciel, ils se heurtaient juste à une plaine bosselée. Un terrain vague seulement strié de rochers et d’arbustes. Une porte se révélait bien en bas d’une série de marches, mais elle était ouverte. Pareil constat se renforça quand Nafda tâta de ses lames. Pas la moindre vibration n’y était émise. En conséquence, elle opina en direction de Lehold. Des rictus sillonnèrent sa figure au moment où il interpella l’assassin :
— C’est peut-être un piège, subodora-t-il. Ils nous attendent à l’intérieur, sur leur terrain, où ils peuvent nous dominer.
— Impossible, réfuta Nafda. Mes dagues ne détectent aucune trace de flux, au contraire de mon précédent passage. Il y a un détail supplémentaire…
Nafda désigna le sol, le long duquel s’étalaient des dizaines d’empreintes entremêlées.
— Ils se sont enfuis, affirma-t-elle.
— J’aurais dû m’y attendre…, fit Lehold, déçu. Toi libre, ils savaient que leurs opposants connaîtraient tôt ou tard l’emplacement de leur base. Ils ont préféré chercher un autre refuge plutôt que de défendre celui-là. Reste à savoir où ils sont allés.
— J’y vais de ce pas. Prêtez-moi juste un peu de provision pour le voyage. Pour me remercier de vous avoir conduit jusqu’ici.
— Tu te précipites encore… Et tu t’élances de nouveau seule contre eux ! Laisse-nous t’accompagner.
— Je vous remercie de m’avoir soignée. Mais si l’impératrice m’a formée, c’est pour que j’opère seule le plus souvent possible. Mes objectifs rejoignent les vôtres, mes méthodes diffèrent. À présent, pour les occire, je sais que je dois les séparer, les isoler, les transpercer un à un ! Fouillez les lieux tant que vous voulez, vous ne trouverez que des reliques, des breloques appartenant à des dégénérés dépourvus de foyers.
— Nos chemins se séparent donc déjà ?
— Oui. Avisez l’impératrice de cette nouvelle. Arrêter ces dissidents est une priorité. Moi, Nafda, sa main armée, je m’assurerai de cette mission.
Elle se ficha des protestations.
Elle n’eut cure de la colère des miliciens, si prompts à dégainer, moins à cogiter sur la véritable position des rebelles.
Nafda prépara son sac, qu’elle souleva de pleine vigueur, avant de fouler encore et toujours les terres de l’Empire Myrrhéen. Il ne lui restait plus qu’à suivre la piste. Il ne lui restait plus qu’à apprendre de son échec pour une meilleure purge.
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