Chapitre 30 : Le groupe salvateur (2/2)
— Nous devions donc discuter, dit Médis. À quel sujet ?
— Il y en a beaucoup à aborder, dévoila Jounabie. Les choses ont tellement changé depuis votre dernière visite.
— Vous ne vous adressez pas à tout le monde, donc ! commenta Sembi. Je ne suis jamais rendue dans cette cité, pour ma part.
— La dernière fois que je suis venu, rapport Khanir, Lenihald Chorouk dirigeait encore Doroniak. Sa mort était-elle vraiment accidentelle ?
Bakaden et Jounabie évitèrent la question d’une franche goulée d’eau. Ne suis-je pas largué au milieu de toutes ces figures d’autorité ? Après quoi le chef dévisagea chacun de ses interlocuteurs, impulsé d’une vive attention.
— Cela n’a plus d’importance, trancha-t-il. Nous avons le contrôle et décidons de l’évolution de Doroniak. Positive, j’entends.
— Nous l’espérons ! rebondit Bérédine. Sinon nous n’aurions pas entrepris un parcours aussi dangereux. Je ne doute pas de votre bonté d’âme, mais je suppose que nous aurons aussi notre utilité dans cette histoire ?
— Plus que cela, déclara Jounabie. Vous serez le pivot de notre futur.
Je sens qu’il y a exagération… Prêt à se retirer, comme Jounabie coulait des yeux ardents à Khanir, Horis remarqua qu’elle lui accordait pareille attention.
— Khanir Nédret, interpella Jounabie. Vous êtes l’un des plus brillants mages de votre génération, de l’empire, même ! Votre rôle dans la libération de votre communauté sera primordial.
— Assez de flatteries, tempéra le meneur. Il existe de bien meilleurs mages que moi. Beaucoup sont morts, certains ont fui, et d’aucuns ont été oublié.
— Alors que vous résistez. Une motivation qui manque à tant de survivants. Combien de mages ont renoncé au combat, sous prétexte que l’ennemi est trop puissant ? Ils se content de se cacher, en espérant que jamais un milicien ne tombera sur eux ! N’est-ce pas déplorable ? Les mages ont échoué parce qu’ils étaient désunis. Nous leur donnons l’occasion de se rassembler, de riposter.
— Je me sens un peu perdue, avoua Bérédine. Quelles sont vos intentions ? Qu’est-ce que vous gagnez, à secourir les mages ?
— Bérédine, c’est bien cela ? Je me souviens de toi. Tu as changé tout en restant la même. Tu ne crois pas en la bonté de l’âme humaine ?
— Les mages sont des êtres humains, enchaîna Bakaden. Ils méritent la compassion et l’entraide comme chacun de nous. Ce n’est pas parce que le pouvoir avait besoin d’un responsable pour les malheurs de l’empire qu’il faut l’écouter. Nous allons au-delà des préjugés. Au-delà des peurs d’un peuple manipulé. La cause des mages doit être soutenue par tous.
— J’ajouterai même que les mages sont essentiels à la survie des nations. Pour sûr que les historiens sont partagés quant à nos origines. Mais au-delà de nos propres capacités, la magie a énormément contribué à son développement. L’oublier, la bannir, c’est aller contre notre nature même.
Bérédine fronça les sourcils avant de s’affaler sur place, et plusieurs l’imitèrent, dont Milak. Pourquoi leur avoir posé la question si c’est pour réagir ainsi ? D’autres interrogations sont soulevées. Si Jounabie est tant fascinée par les mages, elle aurait dû tenter de maîtriser son flux. Il est contenu en chacun de nous ! On lui accorda peu de temps pour cogiter tant Jounabie se montrait insistante.
— J’évoquais le cas de Khanir sans t’oublier, affirma-t-elle. Horis Saiden, ta réputation te précède. Mieux encore : tes exploits ont tout changé. La tyrane, réfugiée dans ses palais, entourée de centaines de femmes et d’hommes soumis à ses idéaux, ne s’attendaient sûrement pas à ton attaque. Encore un peu et tu l’aurais tuée. Encore un peu et l’Empire Myrrhéen aurait été libéré.
— J’en suis moins certain désormais, se confessa Horis. J’ai eu l’occasion de découvrir ses alliés… Ils seraient capables de prendre sa place si elle décédait. Docini Mohild, celle qui m’a arrêté, n’est même pas myrrhéenne ! Et sans ce groupe, je serais mort aujourd’hui.
— Justement ! La destinée est intervenue : ton parcours doit se poursuivre à Doroniak. Il reste à savoir si ses habitants sont prêts à t’accueillir. Ton nom a résonné jusqu’ici, tu sais. Certains ont même célébré ta tentative d’assassinat. Officieusement, bien sûr. La haine envers Bennenike s’amplifie de jour en jour.
— Et quelle est votre proposition, dans ce cas ?
— J’en discuterai avec Bakaden. Peut-être que l’animosité issue d’une franche résistance est encore trop présente pour te dévoiler. En revanche, malgré vos coups d’éclat, Khanir, Médis et Bakaden, vous êtes peu connus du grand public. Vous pourrez plaider pour votre cause, et je vous assure que vous recevrez un soutien indéfectible.
Se dévoiler au grand public ? Est-ce seulement envisageable ? Après nous être cachés autant d’années ? Pourtant ses compagnons hochèrent tous du chef, une lueur insoupçonnée brasillant dans leurs yeux. Même Bérédine, alors perplexe, s’accorda à son meneur et à sa jumelle. Seul Horis constituait l’intrusion, aussi songea-t-il au retrait, mais un sourire de Bakaden s’avéra lourd d’obstination.
— Si nous avons autant confiance en toi, expliqua-t-il, c’est parce que quelqu’un nous a beaucoup parlé de toi. Grâce à lui, nous avons su que vous arriviez Il est temps de vous retrouver. Il t’attend à l’entrée : je vais te conduire à lui pendant que mon épouse discute d’autres… détails avec eux.
Une connaissance ? Mais j’ai enterré ma vie passée ! À moins que…
Jounabie s’exprima avec volubilité tandis que Bakaden marche avec entrain vers l’extérieur. Horis le talonna, toutefois avec lenteur, jetant un œil à Sembi, Milak et Médis qui le regardèrent avec perplexité. En chemin, alors qu’il laissait ses amis en débat, il s’interrogeait sur l’identité de ce bienfaiteur. Plus il y songeait, plus la silhouette se construisait dans son esprit.
Il était reconnaissable en dépit de son ample pourpoint en velours. Il était identifiable nonobstant sa coiffure différente, à savoir qu’il relâchait désormais sa chevelure. Tant son teint hâlé que la légèreté de ses traits confortèrent Horis dans son impression. Aussitôt sa voix s’étrangla comme ses pieds trépignèrent.
— Igdan ? fit Horis. C’est bien toi ?
— Oui, confirma le nomade. Après tout ce temps…
Que fait-il ici ? Je suis parti pour les protéger ! Espèce de… Pourtant Horis, en lieu et place de s’énerver, chérit ce moment comme jamais. Il prit son ami dans ses bras avant de lui tapoter dans le dos, seulement pour le fixer. Leurs lèvres s’étendirent d’un sourire prolongé.
— Je ne comprends pas…, murmura Horis. Que fais-tu ici ?
— Avant toute chose, dit son ami, j’ai besoin de réponses. Les rumeurs ont vite circulé, Horis. Sur ta tentative d’assassinat. Sur ta disparition. Maintenant nous nous retrouvons, après des mois de séparation. Je veux ta version. Je veux savoir si avoir quitté la tribu en valait la peine.
Il y a peu de personnes que je déteste décevoir. Igdan en fait partie.
Horis déblatéra chacune de ses péripéties. Il n’omit aucun détail. Ni sur sa course effrénée vers Amberadie. Ni sur son échec face à l’inattendue inquisitrice. Ni sur sa rencontre avec l’impératrice. Ni sur son incarcération. Ni sur sa libération. Ni sur ses découvertes sous l’aile de Khanir. Et surtout pas sur ses échanges avec Nafda, avant la nécessité de quitter son nouveau foyer. Mêmes ses plus âpres peines, même ses plus terribles épreuves, même sa fortuité ensuite châtiée ne furent épargnées à son ami. Il mérite de tout savoir.
Il s’était étendu des minutes durant. Tout ce temps, Igdan s’était accroché à ces paroles, sans commenter, limitant ses réactions à de démesurées expressions faciales. Quand le récit s’acheva, sur une note suspendue, Igdan plaqua sa main sur l’épaule de son compagnon.
— Tu as une bravoure hors du commun, complimenta-t-il. Je n’en ai jamais douté. Beaucoup d’autres auraient péri là où tu t’es battu.
— Et toi, alors ? s’enquit Horis. La dernière fois que je t’ai vu, ton chien avait péri, et tu étais choqué par mon meurtre. J’ai accompli tellement pire depuis, et malgré tout… Un tel acte méritait bien l’exil.
— Salagan t’a pardonné pour le meurtre de Whalis. La justice de notre tribu interdit ce genre de punitions, mais il craignait plutôt que la colère ne te ronge. D’abord je voulais rester auprès de lui, protéger notre tribu, comme tu le souhaitais ! Mais il voulait que je te retrouve car il s’inquiétait pour toi.
— Je suis parti dans la précipitation, sans lui adresser mes adieux. J’espère le revoir un jour, mais il savait qu’un jour ou l’autre, j’accomplirai ma destinée. Tout ce que je souhaitais était votre liberté.
— Les Iflaks se sont réfugiés dans les hauts sommets d’Ordubie. Quand je suis parti, j’ai vérifié que d’autres miliciens ne s’y dirigeaient pas.
Horis s’agrippa aux épaules d’Igdan. De puissants tremblements s’y transmirent.
— Tu t’es exposé au danger ! craignit-il.
— Mes épreuves se sont révélées bien moins douloureuses que les tiennes, dit Igdan. J’ai perdu un fidèle compagnon, j’ai été dupé et j’ai eu besoin de ton aide. Mais je ne suis plus faible, désormais. J’ai appris à maîtriser mon potentiel.
D’un mouvement de recul, d’un hochement de tête, la pureté s’inscrivit dans les sillons d’Igdan. À l’ouverture de sa paume convergea un flux verdâtre. Une convergence toutefois éphémère puisque le nomade, sûrement par crainte d’yeux indiscrets, dissipa à brûle-pourpoint cette magie dans l’air.
— Tu m’as toujours fasciné, confessa-t-il. Tu as canalisé ta souffrance alors que ta famille a été massacré. J’enviais ta maîtrise de la magie. Ces derniers mois, j’en ai appris les rudiments, mais je m’y sens tout autant immergé. Ils croyaient anéantir les mages ? D’autres peuvent renaître sur les cendres des précédents.
— Des rudiments ? s’écria Horis. Mais si tu es l’informateur de Khanir, tu utilises de la télépathie, qui est loin d’être de magie élémentaire !
— Oui, j’ai fait quelques progrès. En tout cas, les nouvelles de ton incarcération se sont vite répandues. J’hésitais même à essayer de te libérer, pour honorer ma parole à mon père. En aurai-je eu le courage ? Le groupe de Khanir m’a devancé. Déjà à ce moment-là, j’entendais les rumeurs vis-à-vis de Doroniak, réputée plus tolérante envers les mages. J’y ai rencontré Bakaden et Jounabie, et ils ont confirmé mes impressions. Ils étaient même tant fascinés par mes pouvoirs qu’ils m’ont nommé conseiller.
— Oh… Tu as choisi la bonne voie, Igdan. Tu ne t’es pas jeté précipitamment sur l’ennemi. J’ai envie de croire en ce monde. Peut-être que grâce à toi, Doroniak deviendra bientôt un havre de paix pour les mages.
— Petit à petit, nous nous en assurons. C’est bon de te revoir, Horis. Puissions-nous ne plus jamais être séparés.
— Pourvu que je ne sois plus habité par la colère. Khanir me mène sur le droit chemin et j’écouterai ses conseils.
— Donc tu ne prends plus tes décisions toi-même ? Même en lui ayant parlé en télépathie, j’ai du mal à le cerner…
— Il est celui qui nous sauvera. Avant de le rencontrer, seule la vengeance me motivait. Elle me rongeait, elle me rendait égoïste. Les perspectives des mages se situent bien au-delà ! Notre avenir est entre nos mains, Igdan.
— Nous nous battrons pour.
Ils revinrent alors dans la tour, en quête de repos suite à une journée mouvementée.
Ce repère souterrain n’était donc pas l’aubaine, en fin de compte. Juste une étape temporaire. Doroniak est la cité promise. L’ambition tant rêvée des mages. Ma liste d’alliés s’agrandit… Ce foyer n’en deviendra que plus dur à protéger.
Impératrice Bennenike, envoyez donc vos troupes, si vous l’osez. Nous ne vous laisserons pas contrôler les opprimés.
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