Chapitre 34 : Pour l'avenir de la communauté (2/2)

10 minutes de lecture

Il ne fut point question de traîner. Face à la hâte de Bérédine, Horis se voyait forcé d’adapter sa cadence, ce nonobstant la multitude d’hommes et femmes circulant de comparable diligence. Peu importait le rythme de son cœur, peu lui importait sa gorge nouée, il devait intervenir avant qu’il ne fût trop tard.

Tous deux atteignirent la tour en un court temps. Cela défile si vite… À l’entrée se tenaient Sembi et Milak qui semblaient avoir entamé un mouvement de panique.

— Bérédine, Horis, vous êtes là ! s’exclama Milak. Vite, vous devez faire quelque chose !

— La situation est si grave que cela ? s’inquiéta Horis.

— Je le crains, dit Sembi. Ils se sont retranchés dans la tour. Notre rébellion était censée se focaliser sur Bennenike et ses alliés, mais là… Ne sommes-nous pas en train de perdre notre objectif de vue ?

— Nous sommes là pour aider, avança Bérédine. Restez en retrait, il risque d’y avoir des dégâts.

— Bonne chance, c’est presque dangereux, là-haut.

Ils se séparèrent sur un hochement de tête ponctué d’inquiétude. Les uns s’éloignaient de la menace, les autres s’y dirigeaient, le cœur lourd de tourments.

Horis et Bérédine franchirent une volée de marches après laquelle ils atteignirent la porte. S’y dressat un garde râblé, main enroulée autour de sa lance, véritable égide devant le duo de mages.

— Personne ne passe, somma-t-il. Ordre de Jounabie Neit.

— Alors Bakaden n’a plus aucune autorité, déplora Bérédine. Il suffit, garde ! Vous ne nous reconnaissez pas ? Nous sommes des alliés du pouvoir !

— En ce moment, je ne distingue plus les alliés de mes ennemis. Les instructions étaient claires : Bakaden, Jounabie et Khanir sont en pleine discussion, et personne ne doit les importuner. C’est bien clair ?

— Non.

Le garde n’eut pas le temps de riposter qu’il vola sur plusieurs mètres. Son dos impacta le mur dans une sévère collision. Ainsi s’affaissait-il, sombrant dans l’inconscience, par-devers la rudesse de l’une et les yeux dilatés de l’autre.

— Qu’as-tu fait ? s’écria Horis.

— Il est juste assommé, tempéra Bérédine. C’est peut-être celui qui s’en sortira le mieux.

Bérédine enjamba la masse endormie, geste que dut imiter son homologue, et ils rentrèrent sans autorisation dans la pièce.

Ils ne débattaient pas dans la sérénité, autour d’un thé. Ils n’échangeaient pas des paroles débonnaires, installés sur un siège. Khanir et Jounabie se dressaient face à Bakaden, dans un triangle malsain, dans une lutte alourdie par mutisme et tressaillements. Chacun s’orienta vers les nouveaux venus une fois assaillis du claquement de la porte.

Les alliances se sont scellées. Et, d’ici, les volontés paraissent inextricables.

— À quoi bon mettre un garde ? ironisa Jounabie. Impossible de discuter tranquillement !

— Je ne vois aucune tranquillité, rétorqua Horis. Vous êtes à deux contre un.

— Allons bon… Vous venez aussi protester contre notre décision ?

— Celle d’enfermer un enfant ! s’insurgea Bérédine. C’est de la cruauté gratuite !

— Pas du tout. Il s’agit d’une mesure de protection pour maintenir un semblant de justice.

Khanir, comment pouvez-vous soutenir un tel discours ? Rarement Horis avait senti ses nerfs se durcir autant. Déjà son poing se plaquait contre ses hanches alors que Bérédine était prête à déployer son flux. Mais ce fut Bakaden qui haussa le ton, s’extrayant de son retrait anticipé :

— Jounabie, dois-je te rappeler que malgré toutes tes contributions, tu restes aussi sous mon autorité ? Si je souhaite libérer les prisonniers, il me suffit d’une signature ! Parce que les citoyens ont voté pour moi !

— Grâce à moi ! Sans qui tu n’aurais jamais obtenu plus d’un tiers des voix contre les deux autres candidats ! Tu me dois tout ! Et maintenant tu me craches à la figure car j’assume de véritables réformes ? Un enfant armé est une personne dangereuse !

— Pourquoi l’avoir laissé rentrer à Doroniak, dans ce cas ?

— Je le regrette. Et tu le devrais aussi.

Bérédine et Horis se consultèrent. De profonds sillons se creusaient dans leur figure comme de vifs propos le lancinaient. Ils agirent cependant avec trop de lenteur, puisque Khanir les devança, non sans leur avoir coulé un coup d’œil revêche.

— Nous œuvrons pour le bien commun, déclara-t-il. Bakaden, tu dois nous comprendre ! Tu as assisté comme nous à cette scène. Quand une personne se dresse contre un discours réformateur, quand elle blesse une de nos citoyennes, et quand quelqu’un d’autre sort une arme contre les gardes, quel choix avons-nous ?

— Arrêtez ! exigea Bakaden. Je sais ce que mes détracteurs sur moi. Que je gouverne d’une façon trop modérée. Que je suis faible. Si cela ne tenait qu’à moi, j’aurais choisi une alternative.

— Il n’y en avait aucune ! Nous ne regagnerons jamais nos droits si nous nous perdons en concessions !

Grinçant des dents, lèvres mordillées, Bérédine planta ses ongles sur le poignet de Khanir. Lequel la dévisagea âprement, à l’instar de Jounabie, à défaut de broncher.

— Je ne te reconnais pas ! dénonça Bérédine. Tu ne prônais pas de pareilles solutions il y a encore quelques mois !

— As-tu oublié ? répliqua Khanir. Nous avons semé un nombre incalculable de cadavres sur notre passage !

— De miliciens ! Jamais nous n’avons perpétré de violence envers des innocents citoyens !

— L’innocence est un concept relatif. Il faut se rappeler que la purge avait reçu du soutien de beaucoup de citoyens. La seule différence avec les miliciens, c’est qu’ils sont trop lâches pour porter l’arme eux-mêmes. Ils préfèrent signaler leurs voisins.

Bérédine recula d’elle-même. De la sueur perlait sur son front. Les claquements de ses dents se répercutèrent à travers toute la salle. Par-delà ses intenses tremblements, par-delà son appel à l’aide en direction de Horis, elle cherchait avant tout à s’éloigner de Khanir.

— Tu sais choisir tes partenaires, Khanir, persiffla Jounabie. Je vous donne une chance de vous retirer, de retourner à la vacuité de notre existence. Ici conversent de sérieux politiciens.

— Non, Bérédine a raison ! soutint Horis. On ne combat pas un extrémisme en tombant dans l’opposé.

— Tu me déçois, Horis ! fit Khanir sur un ton grave. Tu as été le premier à utiliser cette violence que tu dénonces aujourd’hui. Tu écoutais mes conseils, tu soutenais ma cause ! Qu’est-ce qui a changé ?

— Vos méthodes.

— Les rebelles sont devenus des citoyens ingrats, commenta Jounabie. Incapables de reconnaître le bien que nous leur avons apportés.

Devons-nous nous abandonner à des solutions désespérées ? À force de tout envisager, à force de prendre distance face à l’improbable, Horis et Bérédine oublièrent ce que leur allié considérait de tenter.

Bakaden avait dégainé une dague. Même si son poignet trémulait. Même si son front exsudait d’abondance. Il la pointa d’abord vers Khanir qui s’en gaussa, puis vers Jounabie qui hoqueta de stupeur.

— As-tu perdu la raison ? demanda-t-elle.

— Et vous, alors ? accusa Bakaden. Vous proposez de nuire à mon peuple !

— Je suis un mage, affirma Khanir. Tu crois m’effrayer avec une misérable dague ? Lâche-la, tu vas te blesser.

— L’assassin qui vous a sortis de votre refuge maniait également des dagues !

— Elle a été entraînée des années par l’impératrice elle-même. Toi, tu n’as jamais brandi une arme de ta vie.

— Je m’en fous ! Sortez d’ici, et n’essayez plus jamais d’influencer ma politique !

La paralysie ankylosait chacun des mages. Comment s’en tirer pacifiquement ? Pourquoi ne sommes-nous pas à l’écoute les uns des autres ? Seule Jounabie se risqua à une approche. Plus aucun pli ne déparait ses traits. Au lieu de quoi son sourire bienveillant habitait son visage.

— Bakaden, tu m’aimes, pas vrai ? plaida-t-elle.

— Cesse de jouer avec mes sentiments ! hurla le dirigeant.

Horis demeurait témoin, l’estomac noué, cillant à peine devant l’approche. Bérédine se préparait-elle à agir, tant pis si elle devait s’attirer les foudres d’un meneur plus résolu que jamais. Tous observaient Jounabie s’approcher de son mari. Bientôt naquirent les sanglots tandis que la moiteur de Bakaden se transmettait à la poignée de sa dague.

— Recule, je t’ai dit ! ordonna-t-il.

— Je n’ai qu’un souhait…, défendit Jounabie. Que tu m’écoutes.

— Je n’ai fait que ça ! Je t’ai écoutée quand tu m’as demandé d’empoisonner Lenihald et de déguiser sa mort en accident ! Je t’ai écoutée quand tu m’as proposé de me présenter comme prochain dirigeant ! Je t’ai écouté quand tu m’as supplié de me fier à Khanir ! Alors que de ton côté, tu pestais contre ma décision d’assouplir les droits d’entrée et de sortie à Doroniak ! Tu t’opposais à mes traités de négociation maritime ! Tu m’empêchais de promouvoir la liberté de culte !

— C’était pour notre bien à tous…

— J’en ai assez, tu comprends ? Je gouverne Doroniak par nécessité, pas par choix ! Je ne veux pas voir cette ville s’effondrer !

— Tu ne verras rien de tel. Maintenant, je t’en supplie, au nom de notre amour, donne-moi cette dague !

Un mètre séparait désormais les époux. Telles des zébrures s’écoulaient des larmes sur chaque joue de Bakaden. Il eut beau renifler, rien n’endiguait pareil débit. Il lui fallut puiser dans son for intérieur pour se plier au désir de sa cher et tendre. Aussi tendit-il sa dague à Jounabie, laquelle lui sourit alors avant de l’enlacer.

— Je t’aime, Bakaden, dit-elle.

Elle le poussa contre le mur latéral. Enfonça sa dague dans son cœur. Et la garda bien appuyée entre ses côtes. Jusqu’au moment où Bakaden glissa au sol, yeux exorbités, bouche ouverte, tête penchée de biais.

Jounabie accorda une larme en l’honneur de son défunt époux.

Que… Non, je rêve. Il n’y avait déjà plus beaucoup d’espoirs… Tous se sont éteints. Horis ne ressentait plus la moindre puissance sommeiller en lui. Un flux s’écoulait sans espoir d’être déversé tant il était figé. Il ignorait ce qui le traumatisait le plus. La dépouille d’un dirigeant désemparé. La victoire d’une violente vengeresse. Ou l’acquiescement d’une autorité autrefois adjuvante.

— Je ne l’ai pas tué par choix, justifia Jounabie, mais par nécessité. Il devenait dangereux.

— C’est vous qui êtes dangereuse, meurtrière ! imputa Bérédine.

Soudain la mage bondit, convergeant un flux à destination de la nouvelle veuve. Entre elles deux s’interposa Khanir qui libéra une puissance comparable. Jamais ils ne s’étaient dévisagés aussi âprement. Jamais du sang n’était autant monté au visage de Bérédine. Et surtout, jamais Horis n’était autant cloué sur place quand il devait agir.

— Range-toi du bon côté ! exigea Bérédine. Tu n’es pas tombé aussi bas, Khanir ? Pas après tout ce que nous avons vécu ensemble. Pas après notre lutte commune !

— Nous n’aurions pas dû en arriver là, dit Khanir. Bakaden nous aurait empêchés de parvenir à nos fins.

— Calme-la ! implora Jounabie. Si vous détruisez tout, le destin des mages se scellera ici et maintenant !

— C’était ton plan depuis le début ? s’écria Bérédine. Elle a tué son mari sans la moindre once de regret ! Notre alliée contre la tyrannie ne doit pas être une tyrane non plus !

— Le meurtre est parfois obligé. Tu le sais aussi bien que moi. Bakaden a fait son temps. Notre ère est venue !

— J’aurais souhaité que cela se passe autrement… J’aurais dû… J’aurais dû…

— Mais de quoi tu parles, Bérédine ?

Des larmes assaillirent également la figure de Bérédine. Tantôt semblait-elle crouler contre un ennemi invincible, tantôt conservait-elle un semblant de véhémence en elle. Dans cette pièce s’intensifiaient des grondements. Dans cette pièce se répandait le parfum de desseins disparates.

— C’est moi qui ai libéré Nafda, révéla-t-elle.

Un instant, Horis imagina qu’il était le seul à avoir le souffle coupé. Non, Khanir tressaille aussi. Il peina à interpréter tous ces plis gravés en lui. Ni ses grognements d’aggravation croissante. Et encore moins cette onde d’énergie au déploiement imminent.

— Pardon ? s’étouffa-t-il. Il me semble avoir mal entendu…

— Je l’ai fait pour nous ! se défendit Bérédine. Tu nous as fait miroiter Doroniak si longtemps ! J’y croyais, à cet avenir ! Une ville dans laquelle nous serions en sécurité, où nous nous épanouirons, la première étape d’une révolte contre ce système d’étouffante domination ! Que j’ai été naïve… Mes illusions ont fini de s’envoler aujourd’hui même.

— Tu l’as délivrée… pour déclencher notre fuite ?

— Il le fallait ! Pour que nous cessions de nous cacher, de vivre dans la peur, au jour le jour, par crainte de ne jamais connaître le lendemain ! Mais maintenant, je regrette !

— Bérédine… Elle a assassiné six des nôtres. Leur âme est dans la tourmente à jamais, par ta faute. Tu as craché en leur mémoire.

— Peut-être qu’ils comprendraient. Nafda apprendra bien vite quelle tyrannie vous essayez d’engendrer. Et ce sera sûrement la seule capable de vous tuer.

Ne commettez pas l’irréparable ! Pitié ! Le cri de Horis s’étouffa dans l’impensable. Il ne put libérer son potentiel. Il ne put répliquer. Khanir se débarrassa de lui d’un sort de projection.

Sonné, abattu sur des meubles brisés, il demeurait l’inefficace témoin.

Khanir projeta un tourbillon de flammes. Il engloutit Bérédine de pleine implacabilité.

Tout ce qu’il perçut s’apparentaient à des borborygmes. Tout ce qu’il respirait résidait en une chair brûlée. Naguère sa partenaire, Khanir ne haussa pas même un sourcil en la brûlant vive. De cette dévastation s’extirpa un amas de peau calcinée et d’os noirâtre. La femme que Khanir avait aimé.

— C’est un cauchemar…, murmura Horis. Pitié, qu’on me réveille…

Le jeune homme rampa jusqu’aux restes de Bérédine. Il souffrait tant que l’épreuve lui arracha moult geignements. Il déplora l’état de la pauvre femme, mais aussi son incapacité. Lui qui avait manqué d’assassiner l’impératrice s’effondrait contre deux meurtriers.

Ni Khanir ni Jounabie n’exprimèrent une once de regret. Juste un brin de compassion. Ils dévisagèrent Horis d’un vif intérêt. Alignés devant lui, par-dessus leur œuvre.

— Vous les avez tués…, souffla Horis, encore sous le choc. Tous les deux…

— Nos morts ont été vengés, affirma Khanir. Un sacrifice nécessaire. Désolé, Horis, mais j’ai agi comme il le fallait. Un amour éteint pour sauver notre lutte…

— Et tu vas devoir nous écouter si tu ne veux pas subir le même sort, menaça Jounabie.

— Vous écouter ? s’étonna le jeune homme, les joues baignées de larmes. Mais quels sont vos projets à mon égard ?

— Nous nous sommes dévoilés, tu le dois aussi. Le peuple de Doroniak doit savoir qui tu es, Horis Saiden. L’homme qui a failli occire Bennenike l’Impitoyable. Le symbole de notre sédition.

Alors que Horis subissait son destin, alors que toute énergie l’avait abandonné, son mentor le releva, et le fixa avec détermination.

— Bientôt l’armée de la tyrane se mettra en marche, annonça-t-il. Nous aurons besoin de toi pour riposter. Ce jour-là, tu devras te battre pour l’avenir de la communauté.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 2 versions.

Vous aimez lire Saidor C ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0