Chapitre 36 : Vers l'évasion (1/2)

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JIZO

— Comme par hasard, tu la retrouves ? s’insinua Vouma. Je ne crois pas aux coïncidences. Le destin l’a ramenée vers toi.

Juste au moment où j’allais m’endormir. Jizo se pencha du côté gauche, octroyant assez de place à son amie. De multiples gouttes de sueur collaient à son front tandis que ses yeux dilatés se rivèrent vers le plafond. Aucune manifestation visuelle de sa hantise. Seulement l’éternelle voix, persistante et résonnante.

— Tu perds des alliés, et tes repères par la même occasion, insista la maîtresse. La présence de Nafda ne m’effraie pas ni ne me nargue. Ce n’est pas elle qui a porté le coup fatal. Elle a même épargné mon mari sur l’avis de ta naïve partenaire. Bien sûr, par sa faute, notre existence idyllique s’est achevée, mais l’important est que nous soyons toujours ensemble, n’est-ce pas ?

Ce genre de tourments est superflu ! Le retour de Nafda n’a pas provoqué la disparition de Vouma, malheureusement. Jizo se tourna de l’autre côté, en vain. Il exhala un soupir en admirant Nwelli, allongée paisiblement, à la respiration aussi régulière qu’harmonieuse. Au moins une qui parvient à se reposer dans cette affliction.

— Je vois à travers tes yeux, Jizo. Tu la contemples sans arrêt, assailli de tressaillements. Maintenant que le sort de tes amis torraniens est incertain, tu as aussi peur la perdre. Vous avez vécu une histoire similaire. Ça créé de l’attachement.

Nous pouvons encore les récupérer.

L’ancien esclave avait privilégié l’honnêteté aux demi-mots. Pour sûr que Nafda s’était montré insistante, surtout s’il la mettait à l’abri selon ses conditions. Détailler leur rencontre Irzine et Larno paraissait impératif au vu de ses exigences, tout comme l’épisode ayant mené à leur incarcération. Mais, comme s’il ressentait un besoin de s’épancher, il s’était attardé sur chacune de leur péripétie, de leur traversée du désert jusqu’à leur errance à Doroniak. À la toute fin, nonobstant ses hésitations, il se risqua à formuler sa demande.

Forte de ce récit entrecoupé de sanglots de Nwelli, Nafda avait alors exigé un peu de temps pour réfléchir à la proposition. Une journée s’était écoulée depuis leurs retrouvailles. Des heures entières à dissimuler l’assassin de son supérieur et des indésirés curieux.

— Tu as omis une information capitale. Moi ! Penses-tu que Nafda te jugerait si elle savait que je trottais dans ta tête ? Sûrement que oui ! C’est déjà généreux de sa part d’aider un menteur, alors s’il n’est même pas sain d’esprit…

Silence. Tu n’influenceras pas mes décisions.

— Tu es fourbe, Jizo, plus que tu ne veux l’admettre ! Pourquoi tu n’as pas précisé qu’Irzine, en dépit de son opposition à Jounabie, était elle aussi favorable à la légalisation de la magie ? Nafda n’aurait pas trop envie de la secourir si elle en était informée…

Jizo s’était accoutumé à ces échos médisants. Aussi parvint-il à conquérir les limbes du sommeil malgré la chaleur prompte à l’asphyxier.

Au lendemain, à peine retourné dans la réalité, son teint blêmit et sa peau se plissa. Pour cause, trois cadavres ornaient le sol, par-dessus lesquels s’imposait une assassin triomphante. Le sang avait déjà séché sur la pointe de ses lames.

Nwelli rejoignit Jizo peu après. Aussitôt se perdit-elle dans un hurlement, plaquant sa main contre sa bouche

— Quelle horreur ! s’offusqua Nwelli. Toute cette violence… Est-ce nécessaire ?

— Ce n’est qu’une flamme dans un brasier, justifia Nafda. Et, en l’occurrence, c’était eux ou nous.

— Je ne comprends pas…, bredouilla Jizo. Ils ont l’air de citoyens ordinaires…

— Tout comme les émeutiers. C’était inévitable qu’ils arrivent jusqu’ici. Cette auberge n’est pas glorieuse, mais peut constituer une place forte pour se réfugier. Vous avez eu l’idée avant eux. Ne soyez pas choqués : ils auraient été prêts à vous égorger dans votre sommeil pour vous voler votre lit.

— Et les clients ? Et notre patron ?

— Partis. Ou morts, ça dépend.

Je dois en avoir le cœur net. Jizo croyait à tort s’être extirpé de ses frayeurs. Or coalisaient en contrebas leur quintessence. Il aurait pu imaginer que, ainsi affalé sur le comptoir, son supérieur piquait juste une somme après des heures d’intense service. L’ancien esclave se serait inscrit en faux puisqu’il remarqua son crâne fendu et sa langue pendue. Semblable fatalité avait frappé une demi-dizaine de clients, emportés avant même d’engloutir leur ultime chope.

Sur son élan, Jizo franchit la porte d’entrée et regagna l’extérieur. Il lui était inconcevable de s’aventurer plus loin sur la digue tant la vue lui étrangla d’emblée la voix. Il s’affaissa, s’agenouilla, proche de se recroqueviller.

La si célèbre cité portuaire n’abritait plus aucun navire. Jizo n’entendait plus que le clapotis des vagues et l’écume dévorant les pontons boisés. Une étendue bleutée soumise au cycle des marées avait perdu les âmes en son sein. De quoi suspendre l’ancien esclave au creux du désespoir.

— Vois le bon côté des choses ! renchérit Vouma. Ton patron ne t’exploitera plus avec un salaire de misère. Ne le regrette surtout pas. Moi, en comparaison, te nourrissais et te logeais gratuitement !

Il était difficile de feindre la surdité contre Vouma. Bras ballants, tête penchée, Jizo échouait à formuler des mots. Pas même la main de Nwelli sur son épaule l’extirpa de son état de torpeur. Moi qui imaginais que la situation ne pouvait pas empirer…

— Désolée…, murmura Nwelli.

— Tu n’as pas à t’excuser, dit Jizo. Nous sommes dans le même pétrin…

— Atteindre les îles Torran d’ici semblait perdu d’avance, commenta Nafda. Des marins se sont enfuis, d’autres ont accueilli des citoyens à leur bord avant de partir, et quelques-uns ont même été pris en otage… Rien de réjouissant, en somme. C’est ce que j’allais annoncer avant que Jizo ne se précipite vers la sortie.

Nwelli et Jizo se retournèrent vers l’assassin. Même redressé, les épaules du jeune homme se voûtèrent. Lui comme son amie fixait Nafda d’une moue pleine d’amertume.

— J’ai bien cogité, annonça Nafda. Vous vouliez mon aide pour libérer vos amis ? Je me demandais d’abord ce que j’y gagnerais. Je suis une assassin, pas une mercenaire, et encore moins une justicière. Mais en y repensant… Ils se sont opposés au régime, tout comme moi. Les délivrer déstabiliserait une cité déjà en proie à de nombreux supplices.

— Et après ? songea Jizo. Notre moyen de partir a disparu derrière l’horizon. Geigder avait meilleur intérêt que de nous attendre.

— Je ne suis pas responsable de vos décisions futures. Mon unique conseil serait que vous décampiez de Doroniak. Il doit bien y avoir d’autres ports pour vous emmener.

— Nous te remercions énormément ! s’écria Nwelli. Mais… Où iras-tu, toi ?

Nafda étouffa un rire tout en tâtant ses lames.

— Mes deux principales cibles nuisent encore, déclara-t-elle. Jounabie Neit et Khanir Nédret doivent être éliminés impérativement. Eux, et tous leurs alliés, qu’ils soient mages ou non.

— Euh…, hésita Nwelli. Avant de partir, puis-je me confier à Jizo ? Ce sera peut-être notre dernière occasion avant un moment.

— Très bien, mais dépêchez-vous. Vous avez constaté comme moi que les rues ne sont pas sûres.

Tandis que Nafda plaquait ses mains contre ses hanches, armée de vigilance, Nwelli prit Jizo par son avant-bras afin de s’éloigner d’elle. Ainsi le duo d’anciens esclaves se retrouva face à la mer, bercés par ses retraits et agitations. Une mélodie d’apaisement au milieu d’un chant de désolation.

— Jizo, nous avons traversé beaucoup d’épreuves ensemble…, commença Nwelli.

— Tu as mieux résisté que moi, affirma Jizo. Malgré ton retrait apparent, tu restes digne, alors que je m’abaisse à faire appel à Nafda…

— Impossible de se fier totalement à elle. Peut-être que tous les mages ne sont pas exemplaires, mais vouloir exterminer la totalité d’entre eux ? C’est de la folie !

— Elle est au service de l’impératrice. C’est son travail, et je lui fais confiance, car nous n’avons personne d’autre en ce moment. Nos objectifs convergent.

— Si tu le dis… Mais je ne veux plus m’associer à elle après aujourd’hui. Il n’y a pas que cela. J’ai peur, Jizo. Terriblement peur.

— Peur de ne pas retrouver Irzine et Larno ? Peur de ce qui pourrait nous arriver ?

Des frissons se transmirent de Nwelli à Jizo. Posant ses mains sur ses joues, elle appuya son front contre celui de son ami de toujours, ferma ses paupières dans un instant d’apaisement.

— Peur de te perdre, avoua Nwelli. Après tout ce que nous avons vécu, nos souffrances mutuelles, nos maigres victoires… Un lien nous unit, Jizo. Il est plus puissant que les marées. Plus profond que l’océan. Je t’aime.

— Moi aussi, affirma Jizo. Tu es une très bonne amie, après tout.

Quand Nwelli tenta de l’embrasser, Jizo se remit en arrière et lui offrit un long câlin. Tous deux restèrent enfermés dans les bras l’un de l’autre le temps de chérir ce moment. Le temps que lassitude survînt, lorsque Nafda les interpella de loin.

— Assez traîné, signala-t-elle. Préparez vos affaires et allons-y.

Mû par les sentiments amicaux de sa partenaire, Jizo retourna à l’auberge afin d’y récupérer son sabre. J’en aurai sûrement besoin. Il ne prêta plus de regard aux dépouilles, sinon de vifs et vacillants coups d’œil, pendant qu’il revenait auprès des personnes de confiance.

— J’ignore si tu es idiot ou si tu l’as fait exprès, dit Vouma. Dans les deux cas, ta réaction m’a bien fait rire ! Continue ainsi, Jizo, être dans ta tête est agréable.

De quoi parle-t-elle ? Mieux vaut ne pas l’écouter. J’ai d’autres priorités.

Prévalences supplantaient les dialogues internes. Or la sienne consistait à apporter délivrance, pour que les torraniens goûtassent derechef à la lueur diurne. Il s’élançait à hauteur de sa partenaire. Nafda, au contraire, se hâtait sans regarder derrière. Elle s’arrêta seulement après avoir traversé une paire de croisements.

— C’est calme…, s’avisa l’assassin. Où sont les émeutes ? Les répressions ?

— Au nord et à l’est de la ville, expliqua Nwelli. Quartiers Ouden et Sougal, si j’ai bien retenue ? J’ai vu des gardes se diriger en masse là-bas.

— Évidemment. Se battre dans les quais et le quartier Lodas n’a plus aucun intérêt si les navires ont levé les voiles. Beaucoup d’émigrés… ou beaucoup de chanceux ?

— Nafda ! interpella Jizo. Sais-tu au moins où tu te diriges ? Tu viens à peine d’arriver à Doroniak ! Tu ne peux pas savoir où se trouve la prison !

— Moi, non. Vous, par contre… N’avez-vous jamais rendu visite à vos amis ?

— Eh bien… Nous avons essayé. Nous avons été rejetés dès l’entrée.

— Cela suffira pour me guider. Passez devant.

Jizo et Nwelli ne durent pas se consulter. Ils haletaient, des picotements assaillaient leurs jambes et la sécheresse envahissait leur gorge. Toutefois refoulèrent-ils ces désagréments au nom d’un objectif plus important.

S’ils s’éloignaient de l’agitation, si le répit n’était guère trop bref, peut-être trouveraient-ils leur voie dans le déclin de la cité. Des hésitations s’amplifiaient à chaque foulée. D’obscures pensées étaient chassées à chaque instant. À l’horizon pointa la prison, là où tant d’innocents avaient été incarcérés. Au-delà de ces citadins cloîtrés dans leur demeure. Au-delà de ces alignements de gardes toujours plus nombreux, à éviter à la manière d’une infiltration. Des splendeurs d’antan rayonnaient à défaut de foisonner d’activité.

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