Chapitre 38 : La véritable loyauté (2/2)
Des sifflements coupèrent court au dialogue. Une nuée de gardes fusait vers eux, leur arme vibrant de pleine intensité. Se dressa aussitôt l’égide : Sembi et Milak élevèrent un amoncellement de terre contre lequel le métal ripa. Nulle parade désamorça leur riposte, ce même si des taillades fendirent la protection. Les mages générèrent des ondes circulaires qui transpercèrent leurs adversaires. Ils se retournèrent dès que l’ultime soupir se propagea.
— Séparons-nous ici, proposa Sembi.
— Pourquoi ? s’alarma Igdan. Nous sommes plus forts ensemble !
— Nous risquons de nous faire encercler ! Milak et moi allons les repousser à l’ouest. Nous nous rejoindrons à la sortie de la ville, d’accord ?
— Il le faut bien, accepta Horis. Bonne chance à vous.
— Ce ne sont pas des adieux, hein ? Nous avons confiance en toi, Horis. Puisse ce massacre bientôt se terminer !
Le duo de mages s’en alla ce faisant. Ils rechargèrent leur flux en progressant dans la rue. Le cœur lourd d’appréhensions, Horis et Igdan acquiescèrent avec amertume, avant de tracer leur propre voie vers l’est.
Cheminer au milieu des dépouilles constituait une âpre épreuve à laquelle ils devaient se soumettre. Sitôt engagés que des râles d’agonie parvenaient à leurs oreilles. Hommes et femmes démembrés rampaient : des sillons suivaient leurs membres agrippés contre le pavé, ultimes soupirs avant expiration.
À force de contempler leur déclin, fussent-ils ses ennemis, ses lèvres se pincèrent et ses yeux se plissèrent. Si bien qu’il aperçut son assaillant uniquement quand il le frôla. Un soldat s’élança contre lui en vociférant, prêt à l’abattre d’un coup de cimeterre. Horis n’eut pas le temps de répliquer. Ce pourquoi Igdan le devança : interposé entre eux deux, il chargea son poing de magie et le frappa sur l’épigastre. L’impact fut si puissant, le flux s’était tant coalisé que l’homme succomba aussitôt.
Igdan était essoufflé. Horis aussi, ce même s’il s’était contenté de courir.
— Tu m’as sauvé, fit-il. Encore une fois.
— Tu m’as aidé à ouvrir les yeux, dit Igdan. Je t’en serais éternellement reconnaissant. C’est la moindre des choses que je te rende ça.
— Et maintenant ? Nous n’avons pas le temps de lambiner.
— Alors… Ça y est ? Les militaires sont nos ennemis ? Ils nous traqueront partout dans l’empire ?
— Tout dépend de ce qu’il en restera.
C’était leur lutte. Et il n’existait aucun moyen pour s’en détourner.
Horis et Igdan se frayèrent dans le dédale de rues. Chaque fois qu’un opposant les assaillait, dans l’illusion de la surprise, ils ripostaient de plus belle. Générer des sorts offensifs contribuait à la lente mais sûre destruction de la cité. Le moindre éclat désaxé, fût-il clairsemé, risquait d’engendrer la rupture de murs. Pléthores de débris chutaient en continu, aussi les mages durent parfois les projeter plus loin.
Ils en étaient préservés, mais les dégâts matériels ne constituaient que la face émergée da la bataille.
Les flammes brasillaient. La foudre grondait. Le sable voletait. La lumière éblouissait. De tels projectiles impactaient davantage que flèches et carreaux aux trajectoires paraboliques avortées. Il leur suffisait de déployer une égide hyaline, et les mages s’en dérobaient.
Répliquer face aux estocades et embrochements, en revanche, s’avérait plus délicat. Horis et Igdan devaient rester en mouvement permanent. Pivoter en cas d’attaque inopinée. Lancer la contre-offensive tant que l’ennemi se situait à portée. Bondir sur l’adversité et la désintégrer de flux élémentaire. Par-delà leurs paumes, déjà englouties de ce fluide essentiel, de jets de lumière bigarraient aux alentours. Ils visaient juste, sans dommage collatéral, et éliminaient les cavaliers aux charges véloces. Ni leur galop, ni leurs armes ne réussissaient à dévier tous leurs sorts.
Ainsi les cadavres continuaient de s’empiler. Par leur déploiement continu de magie, par leur opiniâtreté à fouler la gloire d’antan, Horis et Igdan contribuaient à ce carnage à leur échelle. La magie empêche d’avoir du sang sur les mains. Mais le résultat est le même. Beaucoup meurent, et les survivants se souviendront à tout jamais de ce jour.
De rues en rues, la débâcle était similaire. Le duo ignorait où se diriger, ni même qui combattre en priorité. Quiconque les assaillait était susceptible d’être leur ennemi. Ils revenaient toutefois toujours, parfois abandonnés dans d’autres luttes, parfois en propre fuite de leur destinée. Jamais une légion ne se déployait au complet, plutôt quelques combattants isolés, traquant hommes et femmes telles de proies. Mais jamais non plus cet afflux cessait de dégorger, comme si une armée infinie avait traversé les murailles.
Horis et Igdan sprintèrent à droite, où ils escomptèrent une once de répit. Là, une jeune femme se traînait vers une porte dérobée. Des sillons de larmes creusaient ses joues. Des hurlements forcenés se répercutaient à des mètres à la ronde. Ongles plantés au sol, elle s’évertuait à s’échapper, mais déjà sa jupe était partiellement déchirée.
Une autre silhouette familière émergea. Au moment où il ne l’aurait pas souhaité. Car la femme qui plaquait sa victime à terre, qui bavait au-dessus d’elle, qui couvrait ses cris de ricanements, n’était nul autre que Ghanima.
— À l’aide ! cria la jeune femme. Pitié, quelqu’un !
— Reste tranquille, tu profiteras mieux ! s’exclama la mage. Ou continue, plutôt, tu m’excites !
Si je les avais écoutés… Si j’avais laissé mes préjugés de côté. D’abord Horis s’était trop ankylosé pour tenter quoi que ce fût. Puis il retroussa ses manches et désigna pour cible celle que son meneur avait aussi secourue.
— Horis, quelle coïncidence ! fit Ghanima. Tu n’étais pas prisonnier ?
— Tu l’étais également autrefois, rétorqua Horis.
— Je suis libre maintenant, et peu importe la dévastation autour de nous, je veux y goûter pleinement. J’ai des pulsions à combler !
— Moi aussi.
Horis attrapa Ghanima par l’arrière du crâne et fracassa sa tête contre le mur. Quand elle en fut extraite, de multiples coupures parsemaient sa figure, et elle s’écroula inconsciente sur le pavé. Après quoi le jeune homme chargea sa magie à l’intérieur de son poing, mais Igdan saisit son avant-bras. Un air compatissant émergeait de ses traits.
— Elle est déjà inconsciente, que veux-tu faire de plus ? demanda-t-il.
— La tuer, annonça Horis. Comme tous nos ennemis.
— Pourquoi ?
— Ai-je vraiment besoin d’expliquer ? Elle allait la violer, Igdan ! Cette femme en qui j’avais confiance. On m’avait prévenu combien elle était mauvaise, mais j’ai refusé d’écouter, car c’étaient les avertissements de mes ennemis. Tant qu’elle est vivante, en liberté, elle représentera un danger pour tous ! Je dois…
— Tu en fais une affaire personnelle, Horis. Nous avons assez tué. Il existe d’autres alternatives.
Le jeune homme restait pourtant à bouts de nerfs. Il peina à se détacher de la violeuse, ce malgré l’insistance de son ami. Mais il comprit lorsque ses yeux s’attardèrent sur cette femme aux incessants tressaillements, aux jambes flageolantes, aux dents claquantes. Il lui tendit la main, qu’elle attrapa non sans hésitation. Sauver une vie au lieu d’en prendre une… Igdan, j’hésite.
— Fuis, conseilla-t-il. Pars en sécurité.
Il ne fallut pas l’exiger deux fois. Horis crut entendre un remerciement perdu dans le souffle de la victime. Il n’y prêta cependant guère plus attention, car Igdan le mena dans la direction opposée.
Un homme et une femme se dressèrent face à eux. Chacun brandissait une épée en acier trempée tandis qu’un surcot de teinte ivoirine croisée d’écarlate surmontait leur cotte de mailles. D’un regard hargneux, renâclant à l’intention des mages, ils réduisirent la distance de lourds pas. Docini Mohild n’est donc pas la seule de cet ordre à être dans l’empire ?
— Des inquisiteurs, devina Igdan. Ils viennent de loin.
— Et ils repartiront les pieds devant, annonça Horis.
— C’est vous qui allez mourir, bande de dégénérés ! vociféra la femme.
L’inquisitrice s’élança contre Horis. Lequel dut reculer comme elle désaxa son rayon incandescent sitôt envoyé. D’un saut impensable, elle se rapprocha de son adversaire, et abattit son épée verticalement. Le mage plaqua ses deux paumes sur le plat de sa lame. Aussitôt l’arme s’arrêta dans sa trajectoire.
Chaque assaillant ployait genoux. Chaque combattant trémulait. Des lourdes gouttes de sueur s’écoulaient jusqu’à leur menton. Ils ne cessaient de se fixer, cherchant une faille dans la garde de l’autre, comme si une gerbe d’éclairs jaillissait d’eux. J’ai échoué face à Docini. Je ne m’abaisserai une fois de plus contre l’inquisition !
Des particules bleutées s’amalgamèrent en spirales. Elles se propagèrent si vite le long de l’épée de la femme que l’acier se brisa en une myriade de morceaux. L’inquisitrice en fut si désemparée que Horis saisit l’opportunité de lui transpercer le torse d’un poing projeté de magie.
L’inquisitrice s’écroula en même temps que son confrère. Horis comme Igdan étaient éreintés, bien qu’ils eussent triomphé.
— Nous nous en sortons bien, se targua Igdan.
— Ce n’est pas fini ! prévint Horis. Recule !
D’instinct Igdan obtempéra, puis plongea son regard au lointain pour repérer le danger. La menace résidait en une cavalière, les mains serrées sur les brides de son cheval gris poussiéreux. Une aura pernicieuse se dégageait de cette femme à la longue épée en acier. Un homme se tenait derrière elle et se suspendait à ses directives. Elle ressemble tellement à Docini… Blonde aux yeux d’azur. Sauf qu’elle est plus grande, plus imposante. Et plus terrifiante, aussi.
— Adelam ! fit-elle. Combats donc ailleurs, et mène nos troupes vers la victoire. J’en fais une affaire personnelle.
— Très bien, consentit le concerné. Amusez-vous bien.
Adelam serra la bride de son cheval qu’il emmena au galop au milieu des flammes et des ruines. Une fois assurée de son départ, Godéra poursuivit son approche.
— Horis Saiden ! interpella la femme. Je te traquais depuis si longtemps.
— Qui es-tu ? demanda Horis. Tu ressembles à quelqu’un que je connais…
— Si tu évoques Docini, je suis son aînée ! Godéra Mohild, cheffe de l’inquisition de Belurdie, pourfendeuse de mages !
— Modeste, de surcroît ! Et je suis ton adversaire, je suppose ?
— Exactement. Disons que Docini a accompli la moitié du travail. Tu nuis toujours, et il est temps de t’arrêter pour de bon. Tu comprends, Horis Saiden ? Je vais te tuer !
— Eh bien, qu’attends-tu ? Assez palabré, nous sommes sur un champ de bataille. Finissons-en !
Plus de temps à perdre. J’ai trop d’ennemis. Et je les buterai un à un.
Horis entama sa course. Godéra partit au galop. Et bien que l’inquisitrice fût plus rapide que son adversaire, ce dernier banda ses muscles et retint son souffle pour une efficacité maximale. Sa cible, droit devant lui, périrait bientôt dans les flammes. Il lui suffirait de bien de la toucher. De ne pas se laisser écraser. De libérer son flux comme jamais il n’en avait été capable.
Il projeta un rayon incandescent. En vain, puisque Godéra le réceptionna de la pointe de la lame et le renvoya de pleine célérité. Je dois improviser. Riposter sans être trop prévisible. Horis fit croire qu’il allait la renvoyer, au lieu de quoi il la feinta d’une roulade de biais. S’ensuivit un sort de projection qui éjecta l’inquisitrice hors de son cheval. Tandis que la monture s’échappait du désastre en hennissant, elle chuta lourdement à terre et sombra dans l’inconscience.
Minable ! Ta sœur m’a opposé bien plus de résistance ! Et tu affirmais la surpasser, finir son travail ? Tu ne mérites même pas que j’en finisse.
Horis se retourna pour s’enquérir d’Igdan.
Un trou béant perforait son abdomen.
L’ancien nomade était tombé à genoux, suffoquait, la respiration pantelante. Et le responsable se situait droit devant lui. C’était l’un des mages qui vivait dans le refuge, naguère.
À ses yeux, Igdan était un traître.
— Non ! hurla Horis. Non !
Son rayon lumineux partit si vite de sa paume que le mage le récolta plein de fouet. Une attaque focalisée, puissance agglomérée sur un étroit cylindre, le tua sur le coup. À son effondrement se libéra une voie pour Horis, dont le cœur cognait contre la poitrine, dont la gorge se noua, dont les cheveux se dressèrent sur la tête.
— Tiens bon, Igdan ! paniqua-t-il. Tu vas t’en sortir !
En toute hâte, Horis enroula ses bras autour de son épaule avant le déposer contre un mur. Vite, vite ! Nous sommes toujours exposés. De ses doigts se diffusa un flux verdâtre qu’il comptait bien utiliser. Mais au moment où il prépara à lui offrir des soins, Igdan les déclina.
— Trop tard, Horis…, souffla-t-il. Tu dois fuir. Tu es en danger…
— Je ne t’abandonnerai pas !
— Ce n’est pas un abandon… Et ce n’était pas le cas non plus… quand tu es parti du clan…
— Je devais te protéger ! Nous venions à peine de nous retrouver ! Nous…
Bien qu’il pantelât, bien que son corps le plongeait dans la géhenne, Igdan réussit à sourire.
— J’étais dans l’erreur, confessa-t-il. Je croyais aux ambitions de Jounabie et Khanir… Leurs plans pour l’avenir des mages… À force de ne pas savoir où me situer, j’étais un ennemi pour tout le monde… Militaires, miliciens, mages… Même les inquisiteurs. Tous.
— Tais-toi ! Tu n’es pas fautif ! C’est moi qui n’ai pas su te protéger.
— Tu es juste un homme, Horis… Les événements te dépassent… Mais tu t’en sortiras, je le sais… Comme toujours.
Toute force abandonna Igdan. L’ancien nomade, devenu sédentaire, succomba à sa blessure. En percevant son ultime soupir, Horis se bloqua d’abord, le secoua dans l’espoir d’entendre un autre souffle. Mais c’était terminé. Igdan était parti.
Des larmes coulèrent d’abondance face à son échec. Des sanglots résonnèrent, quitte à l’exposer, quitte à le rendre vulnérable parmi tous les vivants.
Hélas, il ne pouvait guère s’appesantir là. Il dut sécher ses pleurs. Se relever nonobstant la douleur qui assaillait son cœur. Et repartir de plus belle dans le massacre que subissait Doroniak.
Je croyais avoir tout perdu. Je me fourvoyais.
Il avait encore un combat à mener.
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