Chapitre 41 : Le dévouement (2/2)

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Un amas de particules de densité accrue tourbillonna à hauteur du mage. C’était comme si son flux s’intensifiait en permanence, ainsi le signalait l’épée de Docini, dont les vibrations la secouaient presque toute entière.

— Arrogance est source d’ignorance, déclara Khanir. Vous avez massacré des milliers de nôtres. Sans pitié ni distinction. Ceci est un acte de légitime défense.

— Vos propres citoyens ? s’offusqua Docini. Vos propres gardes ? Il doit même y avoir des mages parmi les victimes !

— Tous des traîtres. Cette succession de désaccords méritait une purification. Mais allez-y, affrontez-moi, canalisez votre haine. Vous m’utiliserez pour justifier votre malveillance. Votre exécration. Pour un mage commettant des meurtres de masse, combien n’ont jamais levé le petit doigt sur qui que ce soit ?

— Discuter avec lui est inutile, dit Lehold. Il ne comprend que la voie des armes.

Je vais la lui montrer ! La pointe de sa lame luit comme jamais, inclinée en direction de Khanir. Docini le foudroya du regard tout en renâclant. Pas question de le quitter des yeux.

— Ta tyrannie s’arrête ici ! affirma-t-elle de pleine voix.

— Et celle de Bennenike l’Impitoyable ? répliqua Khanir. Sa propre appellation désigne combien elle est génocidaire. Cela, tu ne veux pas l’admettre, puisque tu es devenue sa protégée.

— Ce n’est pas le sujet…

— Telle est la parole des aveugles. Décidément, nos ennemis ont bien évolué. Autrefois, des légendes circulaient parmi les miliciens. Soit nous les avons tués, soit ils se sont retirés, imaginant que les mages restants de l’empire se calfeutraient comme des veules. J’imaginais alors que Nafda, l’assassin que nous avions capturée, incarnait cette nouvelle vague d’opposants. Je n’émets aucun doute concernant ses talents, mais c’était omettre une figure plus connue, plus mise en avant. Je parle bien sûr de toi.

Khanir s’éclaircit la gorge, ponctuant son discours d’un mépris ostensible, s’enrichissant de l’attention de sa principale opposante.

— Les rumeurs amplifient ta dangerosité, déclara-t-il. L’inquisitrice à la peau blanche, à la chevelure dorée et aux yeux azurs. Pourfendeuse de mages, dit-on. Docini Mohild, sœur cadette de la cheffe de l’institution. Les liens familiaux sont forts, n’est-ce pas ? Dois-je te féliciter pour avoir vaincu Horis Saiden, ou me moquer car tu ne l’as pas tué ? Notre riposte a été de taille. Il est assez ironique que tu sois devenue la protégée de l’impératrice, tandis que Horis est devenu le mien.

— Où est-il, d’ailleurs ?

— Enseveli par les décombres. Je l’y avais soigneusement ligoté, parce qu’il refusait de me suivre.

— Alors même lui s’opposait à vous. Cela en dit long sur votre idéologie. Vos méthodes.

— C’est tout ce qu’il me reste. Aussi surprenant que cela puisse paraître, vous avez un point commun. Votre meurtrier sera le même.

Je pensais que c’était impossible. Pourtant, c’est bel et bien vrai : j’ai rencontré du même accabit que Nerben. Khanir doit être éliminé en priorité. Je dénoncerai Nerben une fois qu’il sera tué, une fois que la paix sera de nouveau rétablie !

Docini chargea sur cette pensée. Elle dévala le cratère à vitesse démesurée, mue par un élan insoupçonné. Ses bras étaient capables de soulever tout le poids du monde. Si bien que, comme une distance fatidique séparait les deux, son épée représenta l’arme comme l’égide.

— Tu es déjà bien amochée, constata Khanir. Parviendras-tu seulement à m’effleurer ?

Ni une, ni deux, l’inquisitrice traversa la nuée. Il essaie de me provoquer ? Mes jambes me portent et mon sang coule lentement, je peux l’affronter sans souci ! Cendres et sables coalisaient pour bloquer sa respiration déjà haletante. Sous un flux maîtrisé, virevoltant dans chaque direction, les éléments dépassaient leur pureté.

— Miliciens ! héla Lehold. Ne la laissez pas se battre seul. Vengeons nos alliés tombés !

Un assaut plus général s’ensuivit. Des dizaines de miliciens, découragés auparavant, maintenant exhortés par leur meneur, s’accordèrent à sa lancée. Ce n’est pas leur première approche. Sinon ils auraient déjà triomphé. Tous ces corps ne peuvent pas en témoigner… Le temps qu’ils brandissent les armes, aversion accrue, Khanir demeurait curieusement immobile.

— Une attaque frontale ? se gaussa-t-il. Vos erreurs passées ne vous ont rien appris ? Pas la moindre once de stratégie. Vous me facilitez le travail.

Le mage posa sa main au sol avec délicatesse. Comme pour narguer ses ennemis. Comme s’il affichait sa supériorité. D’emblée le flux s’infiltra sous terre, et aussitôt des fissures toujours plus épaisses se répandirent.

Tel fut la fin de quelques miliciens, incapables de se dérober d’assauts si véloces. Tranchés de la tête aux pieds, emportés dans borborygmes et giclées de sang, inaptes à poursuivre le combat. Les vivants poursuivront !

Docini, Lehold et tous leurs alliés s’engouffraient dans les ténèbres propagées par Khanir lui-même. Il contrôlait l’environnement dans lequel baignait sa magie. Elle s’érigeait de toute sa puissance, d’ironique légalité, proche de sa maîtrise suprême. Entre lueur et sombreur, dans une myriade de nuances, entraînée par une kyrielle de particules. Voilà à quoi ressemble ce rayonnement si redouté. Serons-nous aptes à le dévier ? L’inquisitrice avait pivoté à dextre. Si elle ne tournoyait aussi vite que le flux, elle appliquait autant de force que nécessaire.

Des étincelles éclatèrent en gerbes au moment où sa lame s’abattit sur la protection de Khanir. Un bouclier improvisé, déployé en urgence. Je lis de la panique sur ses yeux. Il pensait que le sable m’assècherait ? Que les cendres m’étoufferaient ? Il m’en faut plus ! Elle s’acharna sur cette opportunité. Il lui suffisait d’abattre sa lame, encore et encore. Peut-être que le dôme céderait. Peut-être que son rythme cardiaque cesserait de s’accélérer. Alors Khanir ne pourrait plus se réfugier.

— Suivez le mouvement ! ordonna Lehold. Son flux n’est pas limité, encore moins sa puissance !

Un cri de ralliement, et les miliciens imitèrent l’inquisitrice. Par-delà meurtrissures et lacérations. Par-delà opacité et nuisance. C’était l’opposition des armes contre la magie. Du groupe contre l’individu. De la justice contre le crime. Et l’enchaînement de l’acier sur l’indicible matière perturbait le mage qui ne s’était guère attendu à une telle avancée.

— Vous pensez que je faiblis ? provoqua-t-il. Détrompez-vous !

Docini perçut un signal. De quoi entraîner un bond, se braquer pour se préserver. Il ne se laissera pas submerger si aisément ! Des masses de poussière s’envola sous ses pieds tandis qu’au-dessus l’éblouit l’éclat du bouclier, pourtant transparent jusqu’alors.

— Attention ! avertit une milicienne.

Trop tard. Khanir avait déjà déployé toute sa magie, qui balaya tout le cercle autour de lui. Beaucoup tombèrent de haut. Ce fut une chute fatale pour certains. Pour d’autres, un argument supplémentaire pour se venger.

Se relever, malgré la douleur… Je saigne encore plus, tant pis ! La confusion régnait dans l’esprit de Docini. Sitôt consciente et pourtant déjà menacée d’y sombrer derechef. C’est mon combat, et je ne m’en détournerai pas ! Lehold l’aida à se redresser, ce malgré son équipement endommagé, ce malgré ses propres blessures. Une grimace, un soupir, et ils repartirent de plus belle à l’assaut. En effectif réduit, cependant.

— J’ai combattu bien des mages durant ma carrière de miliciens, affirma Lehold, lèvres plissées. Celui-là est le pire de tous.

— Je vais considérer cela comme un compliment, nargua Khanir.

Ledit mage ne leur laissa pas un instant de répit.

Les secousses s’estompèrent. Mais ce qui les supplanta exécuta plus d’un milicien. À l’abri depuis sa protection magique, surmonté de spirales et filaments de flux, Khanir souleva les morceaux de bâtiments. Ceux qu’il avait lui-même détruits. Il les projeta sur les miliciens désemparés à rapidité écrasante. Il était si ardu de les esquiver que beaucoup furent submergés par les masses. D’autres s’en réchappaient, mais point indemnes, ni même aptes à encore lutter.

Il est invincible. Non, il existe forcément un moyen de le terrasser. Quelques-uns, ainsi l’incarnait Docini, réussissaient à limiter les dégâts. Leur arme avait été créée pour ce type d’affrontements. Mais leurs concepteurs n’avaient pas imaginé que les capacités d’un mage surpasseraient les pires frayeurs.

Ils avaient réussi à pénétrer une fois les défenses de Khanir. Désormais ses protections paraissaient infranchissables. Se succéda un cycle d’esquives et de futiles ripostes, durant lesquelles succombaient un plus grand nombre de miliciens. Rares étaient les renforts à oser s’aventurer sur pareil terrain. Des minutes durant, égrenées dans le désespoir d’une défaite imminente, l’acharnement précédait la fatalité. Au moins leur intervention s’apparentait à un gain de temps. Khanir était si focalisé sur eux qu’il n’anéantissait pas le reste de Doroniak.

Docini se risqua à un coup d’œil derrière elle. Par-dessus son épaule s’éteignaient les gémissements. Vers le lointain le ciel s’éclaircissait grâce aux retombées de poussière. Plus une rue n’était en état. Plus une âme ne se baguenaudait avec alacrité.

Un mélange de lumière et d’obscurité. La brume et la noirceur engloutissent Doroniak. Sa culture, son panthéon, son monument… et surtout ses habitants. Et comment moi, je me retrouve projetée ici, nourrie de l’idée naïve que j’étais capable d’y changer quoi que ce soit ?

Pourtant l’inquisitrice portait continûment son épée. Pourtant elle luttait sans arrêt, seule encore à se dresser par-devers Khanir. Car même Lehold avait dû se retirer, saignant fort des épaules, une plaie ouverte en bas de son ventre, emportés par des quintes de toux. Docini était meurtrie, et son corps exigeait d’elle la fin du combat, mais elle résistait. Et toisa son adversaire autant que lui s’y appliquait.

— J’avoue t’avoir sous-estimé, admit-il. Peut-être que ta victoire contre Horis n’était pas un coup de chance. Toute bravoure rencontre toutefois son terme. Je peux t’achever d’un sort, sans trop de souffrance. Qu’en penses-tu ?

— Je n’abandonnerai pas ! répliqua l’inquisitrice.

— La fougue de la jeunesse… Voilà qui prive bien des imbéciles de leur retraite. À votre âge, vous vous pensez aptes à changer le monde. J’y croyais, moi aussi. Puis j’ai réalisé qu’il n’était pas prêt.

— Je suis Docini Mohild, inquisitrice de Belurdie, et je me battrai jusqu’à la mort !

Ce fut un autre cri de rassemblement. L’appel encouragea tant que Lehold et une paire d’alliés assaillirent Khanir de biais. Il en fut si surpris n’eut pas le temps de répliquer face à Docini. Aussi put-elle briser son bouclier. Par-delà l’éclat émergea une jeune femme à l’épée brillante, avec laquelle elle lui taillada la cheville.

Un hurlement de douleur jaillit du mage comme son sang gicla. Khanir dut poser un genou à terre, dans l’ombre de son ennemie aux yeux révulsés et au visage enflammé. Sous ses halètements s’écarquillèrent ses globes oculaires. Il sent sa fin arriver. Qu’il meurt ainsi, terrorisé, comme toutes les personnes qu’il a tuées !

D’urgence Khanir rassembla ses mains. Et quand Docini abattit sa lame, elle ne sentit que le fracas de la pointe au contact du sol. Le mage s’était téléporté.

Cendres et grains de sable chutèrent sur les agonisants, les survivants et les dépouilles. Plus aucune arme n’émettait des vibrations. Plus aucun milicien ne chargeait. Tout juste siffla le vent sec qui charria les reliquats de flux encore présents dans l’air.

Au centre de la débâcle, une jeune femme reconnaissable parmi tous. La courageuse Docini Mohild, qui avait affronté Khanir, qui avait failli l’emporter. Mais cette infime nuance exprimait toute la différence. Dès lors l’inquisitrice se méprenait à une silhouette fragilisée, meurtrie, bras pendus le long du corps, mains moites à peine capables de retenir la poignée de son épée. Ses lourdes inspirations et expirations s’inscrivirent dans le mutisme.

J’ai échoué lamentablement.

Une fois de plus.

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