Chapitre 42 : L'acharnement (2/2)
En mouvement perpétuel. Nafda tournoyait avec prestesse, si bien que ses adversaires peinaient à la suivre. Beaucoup se ruèrent en même temps. Synchronisés contre l’adversité. Pour la fendre de hallebarde ou l’embrocher de lances. Mais jaillit juste une nuée d’étincelles à l’entrechoquement des armes. Et une brèche dans laquelle l’assassin s’insinua. Quand elle en ressortit, trois gardes succombèrent, le cou cisaillé.
— Qu’attendez-vous ? s’énerva Zelid. Elle est seule contre tous ! Où est la force du nombre ?
De cet assaut l’assassin avait manqué d’être embrochée. Son souffle s’était coupé, mais guère sa sérénité.
À peine arrêtée, d’un pivot maîtrisé, Nafda cala le cimeterre d’un garde acharné. D’une lame elle bloqua la courbure, de l’autre elle trouva la sienne, et enfonça l’acier dans son œil. Après quoi se poursuivit encore le cycle. Partir de biais, s’arc-bouter, virevolter sur le dallage. Glisser avec fluidité, se mouvoir à dextre ou sénestre, suivre la fine trajectoire de ses dagues. Se retirer, marquer des pauses, respirer. Transpercer, égorger, se repaître de leur fluide vermeil.
— Ça suffit ! s’écria Zelid. Elle ne peut pas être si forte ! Elle doit bien avoir des limites.
J’en ai, en effet. Mais j’ai vécu trop de défaites que pour perdre encore.
Nafda persista. S’opiniâtra. Terrifia. Plus ses victimes succombaient, pas même dans les affres de l’agonie, plus les survivants en grinçaient des dents. Bave écumeuse, visage enflammé, saturés de tremblements, ils multipliaient les coups sans même l’égratigner. Pourtant Nafda devait prêter attention au cliquetis de l’acier. À l’éclat des armes. Aux déplacements de ses opposants. Et alors qu’ils se réduisaient, ils semblaient gagner en puissance, comme mus par quelque ténacité. Inébranlables ? Pas autant que moi. Souvent elle parait. Parfois elle recevait des entailles et ripostait de plus belle. Nafda perçait leurs ultimes défenses, par-delà leurs sursauts, par-delà leurs borborygmes. Et une fois qu’ils embellissaient le sol de leur cadavre frais, l’assassin redressa le chef, triomphante.
Des taillades striaient bras et jambes. Une plaie saignait depuis son abdomen. Elle avait résisté même son corps rencontrait ses limites. Avant de me soigner et de me reposer, j’ai d’ultimes adversaires à occire.
Il ne restait plus que Zelid. Yeux cerclés de larmes en balayant le sol. Traits ravagés en apercevant leur meurtrière. De pleine vigueur, elle abattit sa hallebarde avec imprévisible force. Ce dont Nafda se préserva de justesse, genoux ployés, mains enroulées sur la poignée de ses lames. Chacune des armes se croisait en un point précis. Chacune d’elles oscillait, soutenue avec solidité, mais menaçait de lâcher à tout instant.
Nafda resserra l’emprise et la hallebarde voltigea quelques mètres plus loin. Seule se retrouva une garde désemparée, reculant avec lenteur, piétinant involontairement les dépouilles de ses compagnons.
— C’est impossible…, murmura-t-elle malgré le tressaillement de ses lèvres.
— Je suis la preuve du contraire, Zelid ! s’affirma Nafda. Je tiens cependant à te rassurer : tu n’es pas fautive. Même si tu avais essayé de te débarrasser à mon entrée, je t’aurais occis. Tu as juste retardé ton trépas. Considère cela comme un privilège.
— Zelid, arrête d’être tétanisée ! ordonna Jounabie. Défends-moi !
Mais la gorge de la garde s’était nouée. Ses dents claquaient à l’excès. Et son corps était secoué de sanglots moites. Parfait.
— Tu n’es pas une héroïne, ni une justicière, menaça Zelid. Juste une sanglante meurtrière.
— Cœur Sec, c’est ainsi qu’ils m’appellent, se vanta Nafda. Je sacrifierai ma réputation pour une monde meilleur. Je me relève, j’apprends de mes erreurs, je poursuis ma lutte.
— Tu parlais de privilèges ? Eh bien, tu n’auras pas le plaisir de tous nous exécuter.
Ce disant, Zelid saisit la dague suspendue à sa ceinture et s’égorgea. Un rictus incongru brilla sur ses traits au moment où son sang gicla. Une mort de plus ou de moins… Le suicide peut avoir ses charmes. La dernière garde, l’ultime auspice, le rempart tant espéré expira sous les hurlements de Jounabie.
Seule à demeurer.
Naturellement, Nafda s’orienta en direction de l’autel. Prier les anciens prophètes ne te sauvera pas, ma chère. Plus rien ne se dresse entre toi et moi. D’ici elle percevait les frissons de son ennemie. De là elle voyait lustrer la sueur sur son front.
— Tu aurais pu fuir pendant que tes gardes m’affrontaient, s’avisa l’assassin. Mais tu ne l’as pas fait. Et je sais pourquoi.
— Ah oui ? fit Jounabie.
— Car tu as peur de moi. Car tu es parfaitement consciente que je te poursuivrai jusqu’au bout du monde. Si tu sors de ce temple, le monde entier souhaitera ta mort. Quelqu’un aura toujours un mari, une épouse, un parent, un enfant ou un ami à venger. Eux, tu peux t’en défaire. Mais de moi ? Tu ne pourras jamais vivre en sérénité. Alors autant en finir maintenant, c’est ce que tu souhaites ?
Jounabie recula outre mesure et s’appuya contre le mur derrière elle. À peine extirpée de l’autel, elle ne disposait plus d’aucun repère. Rien ne la détournait de l’assassin. Voilà qui confirme mes propos.
— Tu es une hérétique, dénonça-t-elle. Quelqu’un finira par te terrasser.
— Nous mourrons tous un jour, rétorqua Nafda. Certains plus tôt que d’autres.
— J’aurais dû mieux m’y prendre ! Trop tard pour les regrets. Ce n’est pas à la petite soumise de Bennenike que j’apprendrai pourquoi les mages sont indispensables à la survie notre monde.
— En effet, ce serait très difficile de me convaincre.
— L’impératrice a ordonné l’éradication des mages pour plus de sécurité. Une belle chimère : l’épanouissement de l’espèce humaine ne sera obtenu que par un accroissement de liberté ! La liberté pour tous… Et pour cela, nous avons besoin de leur pouvoir ! Ils sont des êtres supérieurs, des personnes à vénérer !
— Tu es la soumise parmi nous deux. Tu as tellement pu d’estime de toi que tu t’inclines face aux engeances magiques !
— Oui, ils m’ont toujours fascinée ! Et tu veux savoir pourquoi ? J’ai toujours souhaité apprendre la magie ! Mais mon tuteur me disait que j’étais trop faible pour exploiter mon potentiel ! Et puis…
Nafda enfonça sa dague dans le cœur de Jounabie.
— Rien à foutre, lâcha-t-elle.
La dirigeante se cala contre le mur, suffocante. Il lui restait peu d’énergie. Toutefois en puisa-t-elle les résidus pour s’agripper à l’avant-bras de l’assassin.
— Bennenike se débarrassera de toi…, menaça-t-elle. Quand elle n’aura plus besoin de toi…
— J’en doute, riposta Nafda. Parce qu’elle, au moins, a un cœur.
Et elle garda sa lame bien appuyée entre ses côtes, jusqu’à son glissement au sol, yeux exorbités, bouche ouverte, tête penchée de biais. Avant le soupir de la véritable génocidaire.
Comme de juste, Nafda ne lui accorda pas la moindre larme. À la contemplation de sa victoire succéda un souffle d’apaisement. Enfin lui était octroyé une once de répit, par-devers tous les cadavres qui jonchaient le temple. Elle en profita pour rengainer ses dagues te descendre des marches.
Elle n’a pas fui ni résisté. Jounabie Neit est morte aussi lamentablement qu’elle a vécu, ce même si elle a feint le contraire jusqu’à la fin. Une étape de franchie, donc. Et maintenant ? Il m’en reste tant à assassiner. Jamais je ne m’en lasserai.
Des applaudissements retentirent soudain alors qu’elle ressentait une pointe de douleur. Je dois soigner mes plaies, que se passe-t-il encore ? Les mains de Nafda volèrent vers ses pommeaux, mais avant de les dégainer, elle reconnut Leid. L’espionne au regard assuré et au sourire mal placé.
— Leid ! reconnut-elle. Je ne m’attendais pas à te venue. Comment es-tu rentrée dans ce temple ? Ou même à Doroniak ?
— Me voici déjà assaillie de questions ! gouailla-t-elle. Repose-toi, Nafda, tu l’as bien mérité.
— Encore ces faux détours. T’amuserais-tu avec ma patience ?
— Je tenais d’abord à te féliciter. Doroniak est maintenant débarrassée d’une grande criminelle. Peu auraient réussi à franchir ses défenses et à l’occire. Mais tu l’as fait.
— Pas besoin de tes flatteries.
— Allons, ne fais pas ta modeste ! Mon frère Niel aussi souhaite t’exprimer ses congratulations. En personne, bien sûr.
Une rafale inattendue battit les vêtements de l’assassin. Laquelle sursauta au moment où Niel apparut derrière elle. De nulle part. Coincée entre les deux espions, lancinée d’interrogations, elle dégaina ses lames dans chaque direction. Quelle est cette sorcellerie ? Une minute…
— J’exige des explications, somma Nafda. Tout de suite.
— Tu n’as pas confiance en nous ? demanda Niel. Sans nous, tu ne serais jamais allée aussi loin.
— J’ai des raisons de me méfier. Même les meilleurs espions ne peuvent pas apparaître ainsi ! J’ai aussi senti de légères vibrations sur mes lames. Est-ce que vous vous seriez… téléportés ?
De nouvelles acclamations tonnèrent. Après lesquelles les espions déployèrent les bras.
— C’est exact, confirma Leid. Tu mérites bien des réponses après tout ce temps, Nafda. Je suis une mage. Et Niel aussi, si on peut le qualifier ainsi.
Nafda se figea. Son sang se glaça. Ses perspectives s’effondrèrent. Incompréhensible. À quoi rime cette trahison ? Pourquoi me guider vers les mages s’ils en sont eux-mêmes ?
— Vous avez intérêt à bien vous justifier, déclara-t-elle. Parce que j’ignore ce qui me retient de vous égorger.
— Tu n’es pas encore assez puissante, objecta Leid. Mais en effet, mon histoire est assez simple. À l’instar de Jounabie, j’ai été fascinée par la magie tout un pan de mon existence. Il fallait que je fouille des ruines, là où était consigné le savoir des anciens, celui que Jounabie évoquait… Mon cousin est mort en suivant pareille ambition. Sans lui, j’avais besoin de quelqu’un d’autre pour m’épauler. La solution se trouvait dans un des grimoires piégés sous les décombres sableux. J’ai créé une version masculine de moi-même. Identique en tout point, à l’exception de mon sexe, pour transcender les fondations. Niel, c’est moi.
— Et je suis Leid, appuya Niel.
— Il n’est pas né de conception naturelle ? s’étonna Nafda. On touche à l’un des pires sacrilèges… J’ignorais même que ce type de magie existait !
— Rassure-toi, Nafda. J’ai bien vite réalisé que ces secrets devaient rester enfouis. Réservés à une caste supérieure. C’est-à-dire moi. Mais bien les cacher ne suffit pas : aucun mage ne doit y avoir accès. Voilà pourquoi nous nous sommes ralliés à l’impératrice.
— Ce ne sont que des paroles, et pourtant… J’ai fait un serment. Un bon mage est un mage mort, sans exception. Pas même pour vous.
— Nous sommes tes alliés ! plaida Niel. Mais nous savions que tu ne comprendrais pas. Au moins nous avons été honnêtes. Un jour tu reconnaîtras notre contribution. Pour l’instant, tu es trop jeune, trop impatiente, trop impétueuse. Tu n’es pas prête à appréhender nos complexes intentions, ni les rouages de ce monde en pleine évolution.
— Je vous retrouverai. Je ne boirai pas vos paroles, car vous incarnez la pire espèce des mages. Celle qui s’oppose à ses semblables. Et qui n’a en conséquence aucune loyauté. Oh, ce jour-là, vous regretterez.
— Des menaces en l’air, se moqua Leid. Nous nous sommes cachés jusqu’alors. Nous continuerons.
Et ils disparurent en moins d’une seconde.
Essoufflée, désemparée, Nafda était comme ankylosée. Son estomac se noua face à cette succession de révélations. À qui puis-je me fier, dorénavant ? Plus grand-monde. Bennenike reste mon unique référence.
L’assassin se tourna alors vers le corps de Jounabie. Elle désirait de l’exposition ? De la reconnaissance ? Elle en aura. À titre posthume. Aussi entreprit-elle de le porter vers l’extérieur du temple, ce en dépit de la persistante de douleur. Seul son sang continuait de couler. Nafda alla là où il demeurait juste une poignée de citadins traumatisés par la perte de leurs proches et de leurs biens.
Elle raviva leur espoir. Et la dépouille de Jounabie, son trophée, pouvait bien moisir, car c’était elle qui était portée. Partout scandèrent des ovations à son intention. Elle les avait libérés. Elle avait mis fin à cette bataille. De quoi détendre les muscles meurtris de l’assassin. De quoi la plonger dans un état d’effervescence, fût-il éphémère.
Voici donc ma consécration ? J’avoue que cela me plait beaucoup.
Qui l’eût cru ? Mes contempteurs peuvent me dénoncer autant qu’ils le souhaitent, aujourd’hui, je suis reconnue.
Aujourd’hui, je suis une héroïne.
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