Chapitre 2. À Salamandharbour.
Tout au long des plages hérissées de galets noirs, se brisait la profonde voix d’une mer turbulente d’écume. Ces dramatiques accents plaisaient à un couple qui au milieu de ses joies sentait sourdre en leur cœur la morsure d'une inquiétude pour l'avenir. Sur la grève, on finissait d'assembler les derniers knarrs, pendant que, sur les kogges au mouillage, les acconiers barrotaient avitaillement et bagages. Du levé au couchant, malgré la mer houleuse, le va-et-vient des chalands était à peine ralenti. Les bataillons s’ordonnaient peu à peu dans d'immenses camps de toile. Salamandine et le Duc Fillon de Coppet de Briançon profitaient au mieux de cet récréation. Ils aimaient glisser le long de la côte, s’abandonner à l'arrière d'une barque que barrait un vieux marin impassible au cuir boucané. Il était à n'en pas douter du même bois que sa barque et sa mine taciturne. Ses propos laconiques ne gênaient en rien la quiétude de ses passagers.
Salamandine, au moment où son Duc avait annoncé son départ, avait éprouvé une réelle contrariété. Elle avait ressenti péniblement cette annonce, mais à présent, depuis qu’elle aussi s’était croisée, elle était toute au plaisir de cette escapade avant le grand départ pour une guerre qu'elle n'était si sûre d'avoir voulue. Fillon et elle jouaient au jeu du mari et de la femme. Cette belle Salamandine, aux prunelles candides, était une de ces créatures privilégiées qui savait convertir en bonheur toutes les éventualités. Elle avait, au surplus, la sagesse de ne point s'inquiéter des problèmes ni des contingences de sa charge. Pour elle, tout était friandise dans la cette courte période conjugale avec son bel amant.
Cela commençait avec, au petit lever sous la grande tente doublée de satin, le plateau du premier déjeuner qu’avait posé un jeune page en livrée bleue et blanchesur un guéridon d’ébène. Il entrait chaque matin sans regarder du côté du grand lit-clos fait de panneaux de cedro et d’if sculptés. Il servait en silence, faisait sonner une clochette et vite ressortait. Une lumière verticale éblouissante descendant de l’oculus emplissait la tente, une lumière froide, une lumière d'enfance. Par les pans entrouverts de l’entrée, on voyait dans le camp les cuisiniers affairés qui emportaient des poissons brillants comme la nacre dans des grands paniers d’osier et des carrioles attelées d'ânes qui transportaient l’eau douce dans de grandes barriques dégoulinantes. Elles circulaient cahotantes éclaboussant tout dans le campement. Le pain et la charcuterie étaient portés sur de longs brancards. Le vent, visiteur indiscret s’engouffrait par rafales dans leur tente mélangeant le bruit et les odeurs. Les jours passaient dans une cohue indescriptible.
Subarnipal avait signé un traité de paix, leur frontière nord était garantie. Ba-Marcon et Saavati avaient disparus.
Nicohélas étant tout-à-fait rassuré, il avait tourné toute sa fureur contre les suppôts de Samaël. Il incitait au départ allant jusqu'à échauffer les esprits de tout son entourage. Considérant des rapports chèrement acquis de ses espions, marchands ou pirates de Libratyre et de Trugole, ceux-ci disaient que Samaël acquérait tous les jours de nouvelles forces. Que des contingents entiers accouraient à l'appel du monstre. Tout un chacun aurait pu se poser cette question : "Mais comment avait-il eut vent de leurs intentions d'invasion ?" Nul n'aurait pu le savoir. Du moins c'est ce tous auraient pensé si les rapports n'étaient pas restés sous clef. Qui eut pu croire que Nicohélas était un traître et pire encore un régicide. Il fit venir plusieurs de ses dévots :
- Mes chers frères je vais vous confier ce tabernacle. Dedans il y a des hosties précieuses consacrées au dessus des très saints clous de notre seigneur Messi. Vous les donnerez à la Papesse l’avant-veille de votre retour. Ce jour-là vous ferez dire une grand-messe. Vous et la Papesse communierez dans le saint mystère de la foi.
- Bien ô grand inquisiteur, il en sera fait selon tes vœux. Nous répondons de ta mission sur nos vies.
Ils ne savaient alors à quel point cela était vrai. En grand conseil, on décida qu'il ne fallait pas précipiter le départ. Il ordonna avec l’accord et la bénédiction de la Papesse toute en joie de batifoler plus de temps que prévu, de construire avec soin, une flotte de mille bâtiments et de la faire stationner sur les ancres à Salamandraport et à Salamandharbour, dans la province de Pontsainthieu. Il se désintéressa du reste. En son for intérieur la manche était jouée et la partie perdue. Aussi laissât-il au bellâtre de Salamandine le soin de rassembler l'host. Du moins une grande partie, car là encore il eut son mot à dire, sous divers prétextes, il retint les unités lui étant fidèles ainsi que celles qu'il pourrait soudoyer. Ni le Duc ni la Papesse ne prirent garde à ses manigances car il pensait leur armée immense. Dans les camps on ne pouvait compter les étendards Salamandrins, les bannières des gens d’Ophir, les oriflammes des mercenaires de Domina et des Britons. Les jours et les semaines passèrent dans ce qui ressemblait à un merveilleux théâtre pour deux amoureux et enfin... Les vaisseaux se trouvant prêts, le Duc les remplit de bons chevaux et d'hommes très vigoureux, munis de cuirasses de casques et fortes armes.
Toutes choses ainsi préparées, il mit à la voile par un bon vent, traversa la mer, et aborda sous le cap des côtes de sable. Là, il établit tout de suite un camp entouré de faibles retranchements, dont il confia toutefois la garde à de braves chevaliers. L'un d'eux qui n'était aimé ni du Duc, ni de la Papesse et encore moins de Nicohélas se nommait Aymeris Comte de Brûnhaut dit Tranche Têtes.
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Kogge (ou cogue) : Navire marchand utilisé par les cités commerçantes pour défendre et faire prospérer leur commerce. Il transportait des cargaisons de marchandises et des soldats. La Cogue avait des châteaux à la proue et à la poupe pour faire la guerre. Lors d'une bataille navale les cogues, voiliers lents, ne s'éperonnaient pas mais cherchaient à se rapprocher des navires ennemis pour noyer leurs ponts sous un déluge de flèches. les guerriers jetaient parfois des nuages de chaux vive qui brûlaient les yeux de leurs ennemis. Une cogue mesurait jusqu'à 30 mètres de long et 7 mètres de large. Elle gréait un mât sur lequel était enverguée une voile carrée d'une superficie totale de 180 mètres carrés, munie de garcettes de ris. Elle pouvait être manœuvrée par 10 hommes.
Acconage : Entreprise de manutention effectuant, dans les grands ports de commerce les opérations de transbordement des marchandises. Les entrepreneurs sont dénommés acconiers parce que les chalands ou barges servant au chargement ou au déchargement des navires s'appelaient autrefois accons.
Barroter : Remplir la cale jusqu'aux barrots. S'emploie aussi, en construction navale, pour mettre en place les barrots. remplir jusqu'on pont, remplir à ras bord.
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