L'histoire sans fond [φ]
« Parler de la pluie et du beau temps, voilà le sujet inébranlable infectant le majorité des conversations de l’humanité. Pourtant, prévoir le temps qu’il fait dehors ça ne sert à rien ; personne n’ose l’avouer mais à part les jardiniers, les vacanciers et les aviateurs, tout le monde s’en moque. Ce soir-là, il était prévu quelques ondées. Mais lui, il ne pouvait pas prévoir que la fille qui portait tous ses rêves ne porterait rien sous son caban jaune. »
— Alors ?
— Alors c’est mauvais. J’accroche pas. Désolée.
— Pourquoi ?
— Parce que t’écris vraiment n’importe quoi ! T’as déjà essayé de porter un caban jaune sans soutif ? Crois-moi, c’est désagréable…
— Tu sais, moi, les soutifs… à part les tiens qui sèchent sur le balcon… ça ne m'interresse pas du tout.
— Voilà ! Ça, c’est un super début qui donne envie de lire la suite ! Manque plus qu’une fin…
— Sérieusement ?
— Sérieusement… Mais faut qu’t’arrêtes de te triturer les méninges à propos d'histoires d'amour que tu ne maitrises pas, t’es juste pas fait pour ça. Termine ton lait. Moi faut que j’me sauve ! J’rentrerai tard.
Maricia ne voulait sans doute pas faire de la peine à son jeune frère ; dévaloriser ses rares talents d’écrivain c’était pour son bien, pensait-elle. Elle pensait aussi qu’aucun membre de cette famille décomposée n’avait jamais gagné et ne gagnerait jamais sa vie en composant des mots. Ce n’était ni de la jalousie, ni du mépris, simplement une sorte de fatalité conjoncturelle qu’éprouvaient tous les habitants de Poprad à cette époque. Gregor cherchait l’inspiration mais, contrairement aux jeunes de son âge, les courbes que dessinait son stylo sur ses pages vierges le stimulaient davantage que celles des filles de son Lycée.
Les miennes ne feraient jamais exception.
Évidement, cette conversation entre Gregor et sa grande sœur, je l’ai inventée. Je n’ai jamais mis les pieds dans le quartier de Vitazstvo tout comme je n’ai jamais réussi à le prononcer d’ailleurs. Je n’ai croisé sa sœur que deux fois. La première fois c’était pendant l’enterrement de ses parents. Elle n’a pas pleuré. Lui s’est contenté de sangloter pour la forme devant son oncle. Moi, je revenais de la chorale. Le cimetière était sur la route. On voyait les tours au loin. C’était la première fois que je croisais son regard naïf. Et que j’ai lu son petit carnet lie-de-vin.
Gregor était un garçon différent des autres. Je ne me souviens plus vraiment de son visage, de sa voix. C’est bête. Mais je me rappelle encore ses mots. Je me souviens de la forme de ses « a » tout en pattes de mouche, de la justesse de ses phrases, de la douleur qui émanait de chaque signe de ponctuation. Gregor était un camarade de classe très silencieux. Un fantôme dans mon esprit. Depuis ce jour-là, dans le cimetière où j’ai ramassé son carnet sur le goudron, je suis devenue son amie, en quelque sorte. Il m’autorisait à lire ses textes ; je l’autorisais à lire en moi. Il était doué à ce jeu-là, lorsqu’il fallait deviner à quoi je pensais. Il ne s’est trompé qu’une seule fois. C’était trois jours avant mon départ pour San Diego. Nous étions assis dans le square près de la gare. Il faisait très froid et un parfum d’alcool de miel volait entre les sapins.
— J’ai terminé le cinquième chapitre… Tiens… garde mon carnet. Tu dois en prendre soin.
— Je sais, il est magique ! Merci Gregor, je le lirai dans l’avion.
— Tu vas vraiment partir alors…
— C’est une opportunité fantastique que de vivre en Amérique. Je n’ai pas le droit de décevoir mes parents. Je t’écrirai, et toi, tu m’écriras la suite de ton roman, d’accord ?
— D’accord.
— Lis en moi ! Allez, une dernière fois !
— Je n’aime plus faire ça.
— S’il te plait.
Gregor posa délicatement son front sur le mien. Je me rappelle son souffle chaud sur mes lèvres. Il ferma les yeux. Je gardais les miens grands ouverts en pensant très fort. Je souriais. Mon cœur s’emballait. Puis, soudain, il se leva et mit ses mains dans ses poches.
— Quoi ? Qu’est-ce que tu as ?
— Rien. Il fait trop froid. J’y arrive plus. Tu devrais rentrer chez toi.
— Tu n’as pas su lire en moi ? C’est pas grave, je vais te dire ce que…
— Non, c’est pas la peine, ce jeu est nul. On ne se reverra jamais plus de toute façon. Alors c’est mieux comme ça.
Ce fut la dernière fois que j’ai parlé à Gregor. Il est parti sous la neige, vers la gare fumante. Je ne savais pas qu'il se sentait aussi mal. Et moi je n’ai pas bougé. J’ai serré son carnet lie-de-vin contre mon cœur, puis j’ai tourné le dos à ma patrie et à mon ami pour toujours.
Quand j’ai appris la mort de Gregor, je venais de fermer la porte du taxi qui devait me conduire à l’aéroport de Bratislava. C’était la deuxième fois que je voyais sa sœur, Maricia. Elle ne pleurait pas. Elle m’a donné un message que Gregor avait laissé avant de se jeter du pont.
Un message dans une enveloppe blanche :
« Je ne voulais pas que tu partes. Mais c'est mieux ainsi. Je te demande pardon. Le garçon que je suis n'aurait jamais pu t'aimer comme tu le voulais. Cependant, mes mots, eux, t'aimeront à jamais. »
Je m’appelle Nina et je suis étudiante en littérature à l’université de San Diego depuis 2 ans maintenant.
Et, chaque mois, je reçois une lettre manuscrite contenant un chapitre du roman de Gregor.
D’où vient-il ? Qui me l’envoie ? Est-ce toi ?
Je ne suis pas sûre.
C'est étrange, mais je ne veux pas savoir.
C'est ton écriture.
Tes mots m'apportent un fantastique espoir.
Laissez-moi vous lire le dernier chapitre que j’ai ajouté à son petit carnet lie-de-vin...
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