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Il avait un chien, un border collie famélique aux yeux vairons. Ce squelette ambulant ne payait pas de mine, mais réagissait au moindre mouvement suspect. Et Marius le lui rendait avec des boîtes de pâté. Peut-être pour avoir un peu de compagnie. Surtout parce qu’il répugnait encore à les manger lui-même. Ou bien, mais ça Marius se refusait d’y penser, car l’animal avait été le seul être vivant à l’accueillir à son arrivée.
Il ne pouvait pas en dire autant de la chèvre, dont les restes finissaient de se décomposer dans un coin de la grange. Ni des deux occupants de la maison, survivalistes invétérés rattrapés par les évènements.
Certes, de leur vivant, le couple avait semblé en connaître un rayon sur les possibles scénarios apocalyptiques. L’habitation, véritable forteresse aux fenêtres grillagées, aurait pu résister à un long siège. Ils avaient tout prévu, du générateur électrique à la cave bourrée de provisions. Tout, sauf les ravages des ans.
Pourtant, quand le temps leur avait finalement donné raison, ces deux veinards avaient très vite déchanté. Conserves bombées, périmées depuis une dizaine d’années, eau croupie et sol aride ; ils n’avaient pas tenu six mois. Le toit arraché par la tempête avait sûrement été la goutte de trop.
Était-ce pour cela que Marius les avait trouvés, amoureusement pendus à une poutre, le visage violacé. Encore une fois, il ne pouvait que le supposer. Au moins, ils n’avaient pas fini sous des dents voraces. Les abominations refusaient d’engloutir la viande morte. Seuls le sang chaud et la peur possédaient une certaine valeur à leurs yeux.
Comme il ne voulait pas s’attarder, l’adolescent n’avait au départ pas dérangé ce portrait des plus touchants. Mais la puanteur ignoble et les centaines de mouches vrombissantes l’avaient finalement décidé à traîner avec peine les corps hors du salon. Et puis, l’hiver approchait. La maison, de par son emplacement excentré et sa double clôture, demeurait une base sûre. Il pouvait s’y cacher le temps que la situation se calme. En tout cas, ce fut ainsi qu’il se justifia d’occuper les lieux.
Comble de malchance, le générateur avait immédiatement refusé de se mettre en route. Après avoir longuement pesté contre l’incompétence de ses hôtes et la sienne, le jeune homme apprit à manier la hache. Pour couper le bois. Ou fracasser les crânes. Il n’y voyait pas vraiment de différence. Le bois chauffait ; les crânes giclaient. Il lui fallait alors éliminer la substance gluante, ce qui demandait davantage de bois pour faire bouillir l’eau. Et impliquait dès lors plus de crânes à démonter, chose qu’il abhorrait. Sans cesse le cœur au bord des lèvres, Marius songeait amèrement que c’était là le prix à payer pour sa survie.
Quinze mois et quelques raids à la supérette plus tard, la situation n’avait pas vraiment changé.
Il avait toujours la boule au ventre, et encore le chien.
Et ce matin-là, la bête se mit à grogner sans raison apparente. Les oiseaux de la veille en tête, Marius se prit à espérer qu’il ne s’agissait que des habituelles créatures. Aussi tôt dans la journée, la présence d’un dévoreur restait cependant peu probable. Les morts étaient peut-être fourbes, mais ils ne s’avançaient que rarement dans la lumière du jour ; pas sans une bonne raison en tout cas. Non, ils préféraient attendre la nuit et surprendre leurs proies en plein sommeil. Le goût ne devait qu’en être meilleur.
Préoccupé par ces pensées macabres, Marius promena des yeux inquiets sur le terrain vague couvert de rosée. Le froid avait fait son grand retour, et de lourds nuages bas annonçaient l’arrivée prochaine de la neige. Trop tôt. Il n’avait eu le temps de rien préparer et le redoutait : cet hiver pourrait être le dernier pour lui.
Au-delà des clôtures, tout semblait figé dans la brume matinale. Le jeune homme plissa les yeux pour mieux scruter l’orée de la forêt. Aucun mouvement ne venait trahir le calme ambiant.
L’animal continua son manège, plus agité que jamais. Marius ne pouvait l’ignorer. Et un regard à travers les mailles ne fit que confirmer ses craintes. Car la silhouette plantée là paraissait étudier le secteur. Son attitude réfléchie prouvait sans nul doute que l’homme ne pouvait être un dévoreur. Les morts ne s’embarrassaient pas des barbelés ; les lambeaux de chair et de tissu accrochés aux piques le démontraient sans mal.
Accroupi près du mur écroulé de la grange, caché par les ruines, Marius observait l’inconnu avec fascination. Ni jeune ni vieux, plus costaud que lui, il portait des vêtements aussi fatigués que son expression hagarde. Un craquement à l’arrière plan attira soudain l’attention de l’intrus.
Trois dévoreurs surgirent des bois sans crier gare. Une série d’aboiements répondit à leurs gémissements plaintifs. Le chien s’élança en direction de la clôture.
— Stupide clebs, bougonna Marius.
Il sortit de sa cachette et le suivit, bien déterminé à le faire taire. Les créatures levèrent la tête vers la source de ce vacarme. Leurs gestes se firent soudain plus déterminés, au grand effroi de Marius. Le voyageur inconscient se trouvait pile sur leur trajectoire !
Pourtant, il ne cilla même pas. Sans bouger le moindre muscle, le regard assuré, il les laissa passer à moins de deux mètres de lui. Marius n’eut même pas le temps de s’en étonner que l’homme bondit et en mit immédiatement deux à terre. Le dernier tourna un instant la tête, distrait par cette agitation dans son dos. Mais les glapissements du chien et la proie transie de peur devant lui restaient plus tentants. La créature se précipita en avant, arrêtée par les mailles et la lame du couteau que tenait l’adolescent.
Le calme revenu, Marius planta son regard dans les prunelles de l’étranger. L’inconnu lui sourit, de cet air incertain que conféraient de nombreux mois passés sans la moindre grimace. Couvert de sang putride et de bouts de cervelle, le voyageur tendit néanmoins une main amicale au jeune homme.
— Liam, se présenta-t-il.
— Seul ?
Il acquiesça et indiqua ses vêtements dégoulinants.
— Y a sûrement de l’eau dans ta baraque.
— Elle est crade, cracha Marius. Et j’ai pas la clé.
En trois mouvements, l’homme avait atteint le haut de la clôture. Marius se décala pour le laisser sauter à terre.
— Patsy vous garde à l’œil, crut-il bon d’ajouter.
Le chien s’approcha et renifla le nouveau venu avant d’accepter ses caresses, la queue frétillante.
— Stupide, je le disais bien, soupira Marius.
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