Chapitre 3
— On y va ?
— Oui, seulement deux petites secondes.
J’attache mon casque, ajuste les bretelles de mon sac – elles s’agrandissent sans cesse – et enfourche ma bicyclette. D’un coup de pédale, je rejoins Léo sur le trottoir de sable blanc. Après avoir vérifié que nulle voiture n’était présente d’un côté ou de l’autre, nous nous engageons sur la route. La brise d’été fouette mon visage tendrement. Sensation que j'apprécie avec délice. Je me sens libre, là, ici, sur mon vélocipède. Et c'est un sentiment merveilleux.
Léo et moi habitons dans la même rue. Moi, au début – quand nous venons du collège –, lui, à la fin. Comme cette route est la nationale qui traverse de part en part la petite ville de Ligny, elle est assez longue. Mon nouvel ami vient lui aussi à cycle, donc, depuis une heure, nous avons décidé de faire le trajet ensemble – et seulement la moitié dans son cas.
En une dizaine de minutes à peine, nous nous trouvons devant la maison mitoyenne que j’occupe. Léo continue son chemin tandis que je range mon moyen de transport sous l’escalier qui mène à l’appartement des voisins. Voisins que nous avons peu vu depuis que nous sommes installés ici. C’est un couple avec – si je m’en tiens au matériel que je les ai vu charger dans leur voiture plusieurs fois – une passion pour la photographie. Et, à mon avis, la photographie d’animaux sauvages en forêt. D’où les couvertures de camouflages et la terre humide qui les maculait.
L’antivol vérouillé, je rentre à l’intérieur. Je suis la seule âme présente ici. Emeric travaille jusqu’à dix-huit heures trente, dans une banque à Troyes, il sera donc de retour aux alentours de dix-neuf heures. Maman, quant à elle, est sortie déposer des CV et lettres de motivation, à la recherche d’un emploi dans le secteur, et faire des courses.
Furtivement, bien qu’il n’y est personne, je m’avance dans la cuisine à pas de loup. Sans un bruit – ou presque – j’ouvre le placard sous le micro-onde. Ma main glisse précautionneusement vers mon péché mignon : le chocolat. Je m’autorise un carré d’une tablette noire aux amandes. Il n’est pas l’heure du goûter – l’après-midi débute tout juste – certes, mais après tout le week-end s’amorce, et puis, je mérite bien une petite récompense postérieurement à mes deux jours de rentrée.
Je m’assois à table pour mieux le déguster. Le cacao fond sur ma langue, mes papilles gustatives savourent son amertume, les amandes croquent, explosent sous mes dents… Tant de saveurs, de sensations, si infimes pourtant, capables de me procurer un bonheur instantané. Étrange, n’est-ce pas, comme des choses si anodines peuvent nous faire endurer une félicité éphémère ?
Une fois les quelques copeaux épars épongés et le plateau de bois essuyé, je décide d’appeler Tonton Daniel. Peut-être a-t-il fini son service à cette heure-ci ? Il ne coûte rien de tenter. Mes doigts saisissent le combiné placé sur le meuble de la télévision et mon corps s’affale dans le canapé en cuir. Je compose le numéro à dix chiffres, valide.
Bip… Bip… Bip… Bip… Bip…
— Bonjour, c’est Daniel, j…
— Allô ? Tonton ? C’est…
— … pas disponible pour le moment. Merci de me laisser un message ou de me rappeler plus tard.
Je repose le téléphone sur son socle. Tant pis, je réessaierai tout à l’heure.
Sur mon bureau en bois de bouleau, je fais mes devoirs pour la semaine prochaine. J’ai décidé d’être un meilleur – bon – élève, alors réaliser le travail donné par les enseignants est la première des choses à faire. Avec ce déménagement, ce changement d’établissement, je peux me construire une nouvelle scolarité. Ici, personne n’a d'a priori puisque personne n’a connaissance de mes précédentes années. En tout cas, pour ce qui est de mes camarades de classe, puisque j’imagine bien qu’il y a une grande chance pour que mes professeurs aient lu mes anciens bulletins et mes anciennes appréciations. Mais cette année, ça va changer.
Je m'attelle successivement à des problèmes de proportionnalité, à l’apprentissage de dix verbes irréguliers et à mettre en pratique la loi des circuits. Pendant deux heures, je m’accroche, convaincu qu’avec ma seule détermination je pourrai y arriver, convaincu que “quand on veut, on peut”.
Driiiiiiiiiiing.
Le son strident éclate dans le silence de la concentration, au moment où j'appose le point final à mon devoir. Je m’empresse de traverser l’appartement pour décrocher à temps.
— Allô ?
— Mathéo ? C’est toi ?
— Oui, Tonton, c’est moi !
— Je suis content que tu m’es recontacté, j’ai appelé hier, mais personne n’a décroché. Vous étiez peut-être sortis fêter ta rentrée ? tente-t-il. Il faut que tu me racontes !
— Non, Tonton, on était à la maison. Maman avait fait des lasagnes et un tiramisu. On a passé un bon moment tous les trois. Je suis désolé, mais quand tu as appelé, Emeric a refusé que je décroche, j’explique.
— Pourquoi ça ? s’étonne mon oncle.
— Parce que nous n’avions pas fini de manger.
— Si je me souviens bien, j’ai souvent appelé à cette heure-là et ça n’a jamais dérangé ta mère.
— Maman, non, mais Emeric, oui.
— Mmm… Bon. Changeons de sujet. Alors, raconte-moi, comment se sont déroulés ces deux premiers jours ? Tu t’es fait de nouveaux amis ? Les profs sont sympas ?
Pendant une heure, je lui fais le récit de ma petite semaine, n’omettant aucun détail. Je lui parle aussi de mes résolutions et mon oncle avoue être fier de moi : j’ai réussi à repartir du bon pied. Il m’encourage à continuer ainsi puis m’informe qu’il va devoir raccrocher :
— Je vais te laisser, Mathéo, j’ai des courses à faire. Je viendrai le week-end prochain, comme d’habitude. Nous irons passer le samedi rien que tous les deux, j’ai quelque chose à t’annoncer, enfin à te proposer… À vendredi ! Et embrasse Cécilia pour moi !
Je m’efforce, en vain, d’avoir un indice sur cette “chose”, mais Tonton coupe court à l’appel. Au ton de sa voix, cela avait l’air d’être une bonne nouvelle, je serai fixé dans une semaine !
Je repose le combiné et me dirige dans ma chambre. Là, j’attrape un carnet aux pages vierges et esquisse un croquis du cinéma. Pas celui de Troyes – où apparemment j’irai très prochainement –, mais celui bâti par mon imagination nourrie de nombreux films et plus encore de livres.
Vingt mille coups de crayon à papier plus tard, mon dessin, en noir – tirant sur le gris – et blanc – comme toujours –, a rejoint les autres dans une vielle boîte à chaussures ranger sous mon lit. Je suis le seul à connaître son existence, et surtout son contenu.
Une fois m’être assuré auprès de l’horloge que ni Emeric, ni Maman, ne risque de rentrer dans les prochaines minutes, j’étale chacun de mes travaux sur ma couette. Mon regard plane au-dessus de certains d’entre eux. Un grand centre commercial. La mer. Notre ancienne maison. Gabriel et moi. Harry Potter accompagné de ses amis de toujours, Ron Weasley et Hermione Granger. Mon ancien collège. La grande roue de Nigloland. Lucas, Zaïn et Mélodie, des amis d’enfance. Maman. Plusieurs lieux iconiques. Papa. Maman et Papa prenant l’avion pour une nuit de noces qu’ils n’ont jamais pu célébrer. Et enfin, Maman, Emeric et moi.
Comme une nouvelle page de mon existence. Une page, un chapitre, un fin lointaine, amputée d’un personnage principal.
– Je ne t’oublierai jamais Papa, et Maman non plus, bien qu’elle ait un nouveau compagnon. Elle ne pouvait pas rester éternellement dans un passé que le présent à chasser avec férocité.
Elle non, moi oui.
D’un geste sec, presque rageur, je referme mon trésor, mon secret de papier. Jamais je n’accepterai l’injustice de la vie.
J’attrape ma Nintendo 3DS et me plonge dans une partie de Mario Bros qui me détourne de mes pensées néfastes.
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