Tétanisée

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L’éternité pour tout, l’éternité pour rien. Me voilà immortelle !

Qu’il est bon d’avoir le temps. Le temps de tout faire et le temps de ne rien faire. Une petite voix me dit que tout ce à quoi j’ai de l’attache partira. Mais je ne m’attache à rien ni personne. Ca y est, je suis libre ! Le fardeau qui pesait sur mon dos est retombé, et je peux tout voir, à présent, tout faire. Et j’ai le temps !

Traverser les mers ne me fait plus peur, je peux nager sans me fatiguer ou marcher au fond de l’eau. Escalader une montagne ne présente plus de danger. Rentrer chez moi ne m’exposera à aucun problème. Et voilà, 100 ans se sont écoulés sans que je ne les voie passer… Je passe avec légèreté sur tout ce qui me paraissait un obstacle, et je me permets tout. Je ris, je contemple, je cours, je vis… Je ne pleure plus, par contre. Puisque je sais que quel que soit le danger, ce ne sera pas la fin.

Je profite de mon enfance éternelle.

J’encourage l’homme dans les montagnes. Je l’emmène vers le Nexus, où vivent tous mes vieux amis. Je l’aide à regagner son pays. Il était si seul, et maintenant, il a retrouvé sa famille. Il m’invite une seconde à dîner. J’accepte.

C’est immense, chez lui. C’est un grand manoir qui ne semble pas se finir. Rien n’est austère, c’est rempli de souvenirs et d’objets collectés le long de ses voyages. Je rencontre sa femme, elle est très belle. Comme moi, elle n’a pas pris d’âge. Je ne peux pas m’empêcher de la séduire, malgré mon ami. Que voulez-vous, c’est la vie de soldat qui fait de vous ce que vous êtes.

On dîne, l’homme est un archéologue. Il me présente ses plus belles pièces biologiques. Un bras de tyrannosaure congelé. Une méduse. Une épaule de lépreux. Je suis dégoûtée, mais j’admire son travail.

Après le repas, l’homme me dit que je suis libre de visiter la maison en entier. Je trouve ce crâne derrière une trappe sous le toit. On dirait un crâne humain, mais avec des défenses d’éléphant et sans mâchoire inférieure. Ce devait être l’homme-morse, le chaînon manquant ! Je ris à cette idée, moins en imaginant la tête qu’il pouvait avoir avant de se fossiliser.

Le lendemain, je le ramène en bas pour demander ce que c’est. La femme me dit que c’est une espèce rare, qu’ils avaient perdu de vue ce souvenir depuis bien longtemps. Elle me remercie. Je suis rempli de remords de la trouver si belle, étant donné l’hospitalité de mes hôtes. Mais ils se dissipent vite, il n’y a pas de lendemain pour moi. L’homme, lui, est silencieux. Il me demande de partir.

Je m’en vais, non sans les remercier. Je me sens un peu mal.

Demain, tout va mieux. Je pars à l’aventure. Je me prends au jeu de la Guerre, et je sauve un garçon prisonnier du chaos et des bombes. Je crois que je l’aime. Je veux m’installer avec lui. Et puis un jour, je me retrouve toute seule, dans 30 mètres carrés. Toute seule avec lui. Hier (ou peut-être il y a cinq ans), j’ai passé la plus belle journée de ma vie avec lui. Et là, je ne comprends plus. Je ne sais plus qui il est. Il change, trop, trop vite. 20 ans plus tard, il est retrouvé et tué par ses geôliers. Je préfère être heureuse de l’avoir sauvé une première fois, plutôt que de m’attrister de son sort. Il n’est pas comme moi, il serait mort un jour.

Une nouvelle ombre, rouge et jaune, s’étend au loin depuis la mer. Je ne sais même plus de laquelle il s’agit, tant j’ai gambadé dans ce monde. Une nouvelle force, donc, se dresse près de moi. Mais il y en aura d’autres, et j’ai tout le temps de la défaire. On a toujours le temps, quand on a l’éternité devant soi.

La douleur est trop forte. Non, je ne veux pas revenir tout de suite. Pitié, seigneur… Laisse-moi vivre encore mes monts et mes forêts, je veux voir les villes et les fonds marins. Voir l’évolution de la médecine et de la technologie. Peut-être vivrais-je jusqu’à l’extinction de l’humanité ?

Trop tard, me voilà réveillée. Qu’est-ce que j’ai mal, bon sang… Je vais mourir ici, entre ces deux chevaux, bousillés par les canons. Ma jambe gauche est écrasée, ma main gauche a explosé. L’espace de ce soupir, rien ne s’est passé. Pas d’homme, pas de jolie femme, pas de garçon, rien.

A mon réveil, je me souviens de tout. Je ne suis pas immortelle. Je ne suis pas détachée de tout. Je suis ici, cloitrée à cette réalité, face à la mort, et tétanisée.

Je me souviens que Dieu existe. Qu’il a vu tout ce que j’avais fait. Je sais que mon éternité arrive bientôt. Mais que je ne la passerais pas à parcourir ce monde. Je brûlerais. Oh, mon Dieu. Je ne veux pas, non… Je ne veux pas partir là-bas, c’était déjà si dur, ici.

Et puis, je me souviens de William. C’était lui, l’homme. L’homme qui m’a accompagné depuis le jour où je me suis engagée. Il m’a entraîné, il m’a épaulé. C’est avec lui que nous avons blessé un ennemi. Alors que nous voulions l’achever, nos camarades se sont amusés à lui briser la mâchoire, et à lui caler deux bâtons en guise de défenses. C’était lui, l’homme-morse. C’est cet homme inconnu que nous avions du achever. Et c’est de ce souvenir qu’il ne s’est jamais remis.

Il a perdu la vie dans la montagne. Mort de froid. J’aurais voulu, j’aurais tellement voulu l’aider, le ramener, dire à sa famille qu’il allait rentrer sain et sauf. Et au lieu de ça, je suis allé chercher son corps dans la neige. Je l’ai enterré chez lui, dans son village. J’ai dû consoler sa femme. Je suis longtemps restée avec elle. Trop longtemps. Assez longtemps pour que l’on couche ensemble. J’ai sali la mémoire de mon unique ami, et maintenant, l’Enfer m’attend.

J’aurais voulu te demander pardon.

J’aurais voulu tout changer.

J’aurais voulu que nous ayons l’Eternité devant nous.

L’éternité pour tout, l’éternité pour ri…

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