Le vieux du village
Il prenait son petit café d'une main, son journal du matin dans l'autre, et son air renfrogné, qui ne le quittait jamais, lui donnait cette aura typique de vieille France. Il regardait tout de haut avec son petit bérêt qui ne parvenait plus à présent à cacher sa calvitie. A l'entendre, il avait tout vu, tout connu et rien ne le surprenait plus ; si d'aventure on s'abaissait à le contredire, il faisait pleuvoir une tempête d'exemples et de morales sur l'impertinent, qui toutes lui donnaient raison. Si bien que les habitués du bar ne se risquaient plus à le contredire tant ils savaient que c'était inutile.
Le vieil homme venait tous les jours de sa petite maison en bas de la rue, bravant à pied toutes les intempéries pour obtenir son traditionnel café chaud et ses croissants, qu'il agrémentait volontiers de commentaires bien pensants sur les nouvelles du petit journal du coin. En plus de cinquante ans, jamais on ne l'avait vu manquer ce rendez-vous matinal. Il était fidèle au poste, robuste comme un chêne, et entêté comme le sont certaines vieilles personnes, qui ayant laissées derrière elles la plus longue partie de leur vie, consacrent ce qui leur reste à dispenser à qui veut l'entendre - ou non - les enseignements ou croyances qu'elles ont tiré de leur trop longue expérience. Dans son dos, on le disait réactionnaire, conservateur ou encore raciste. Les jeunes du quartier le voyaient comme une relique, un fossile les alpaguant pour leur prodiguer d'inutiles leçons de morales, sorties d'on-ne-sait-où. Ses amis avaient depuis longtemps passé l'arme à gauche, et nul ne savait vraiment comment il était encore là. Le patron, qui avait repris l'entreprise paternelle, l'avait toute son enfance vu venir au bar, au point qu'il considérait le vieil homme comme une part intégrante du décor de son établissement.
Une fois son petit-déjeuner achevé, le vieillard solitaire se levait pour partir de son pas lent et pesant. Chaque jour en arrivant, il se plaignait d'avoir oublié son journal à sa table, et chaque jour en repartant, il oubliait le journal du jour sur sa chaise. Il sortait en croisant ses mains dans son dos, un pas prudent après l'autre. On lui demandait parfois pourquoi il ne prenait pas de canne, alors qu'il avait de plus en plus de mal à se déplacer, parfois, on s'arrêtait pour proposer de porter ses courses tant il faisait de la peine aux passants. Cependant le vieil homme répondait avec verve : « J'vous r'mercie bin mais j'peux encore m'débrouiller t'seul. C'pas aujourd'hui que j'deviendai impotent, pis j'suis pas pressé v'savez. » Il terminait toujours par un trait de moral, un enseignement, comme s'il profitait de chaque occasion pour transmettre un précepte : « Comme disait ce sage La Fontaine dans le Renard et l'Agneau : "Rin n'sert de courir, il faut partir à point !". Alors j'pars à point et j'va à mon rythme. V'devriez en faire autant, d'nos jours tout va trop vite et les jeunes sont tout le temps pressés. » Puis, sa bonne parole dispensée, il reprenait sa route ; laissant ses interlocuteurs le plus souvent perplexes quant aux références littéraires du vieillard un peu sénile.
Il passait la plupart de ses journées au parc, assis sur un banc avec ses miettes de pain dans un sac. L'ancien préparait ce petit sac en papier tous les soirs, pour distribuer ses bienfaits aux canards, mais surtout aux pigeons qui pullulaient dans le parc. Il restait assis sur son banc, seul, la moitié de l'après-midi. Il attendait quelque chose semble-t-il, et les passants qui le voyaient ainsi, le front courbé et la mine songeuse, se demandaient ce qu'un tel homme pouvait attendre si patiemment. Puis, une sonnerie retentissait joyeusement et sonnait la fin des interminables leçons de l'école du village. On voyait alors le vieil homme commencer à distribuer son pain aux pigeons, tandis que les enfants libérés de leurs tâches venaient embellir le parc de leurs rires et de leurs jeux. L'ancien savait que quelques-uns viendraient immanquablement courir après ses pigeons, et que les petits êtres pleins de vie viendraient alors ensoleiller sa journée d'innombrables questions auxquelles il se ferait une joie de répondre - car les enfants ont cette curiosité naturelle qui leur permet d'ouvrir les esprits les plus fermés et de faire sourire à leur insouciance les coeurs les plus endurcis.
Il leur contait mille apologues de son invention, tous plus bancals et loufoques les uns que les autres, et qui faisaient rire les enfants à défaut de les faire vraiment réfléchir. Il déplorait que l'école ne soit plus aussi stricte qu'avant, et racontait aux jeunes groupés autour de lui que de son temps, jamais personne n'aurait osé répondre à l'enseignant. Les petits regardaient ce vieil homme avec admiration, et buvaient ses sages paroles. Ils lui racontaient leurs bêtises innocentes, pour le plaisir d'entendre leur aîné les gourmander gentiment et leur inventer une courte histoire pour leur montrer comment ils devraient se comporter, et qui leur apprendrait selon lui comment mener une vie honnête. Les enfants le voyaient en saint, car il n'avait jamais fait une bêtise dont il ne s'était repenti. Quand l'heure commençait à tourner, et qu'il se faisait tard, les enfants se dispersaient tels des papillons, courant chez eux pour faire leurs devoirs, ainsi que le vieillard les y encourageait. Ce dernier se levait alors, un sourire illuminant son visage ridé, pour s'en retourner dans sa petite maison afin de manger le dîner que la femme de ménage avait gentiment préparé pour lui.
Il montait ensuite dans sa chambre, regardait les photos accrochées sur les murs en se préparant à dormir. Il se voyait encore, riant avec ses amis, et faisant ensemble les quatre cent coups. Il faut dire qu'ils en avaient fait des bêtises, et que contrairement à ce qu'il racontait aux petits et à qui voulait bien l'entendre, il n'avait pas été un saint. En se mettant au lit, il se souvenait particulièrement d'une fois, où ils avaient vraiment poussé le bouchon un peu loin :
Il en fallait déjà peu à l'instituteur pour se mettre en colère, mais il faut admettre que cette punition-là nous l'avions bien méritée. Mais elle en valait la peine, nous avions fait rire tout le village et c'était le plus important. Roh lala, on était couillons quand même... On a séché l'école, ça c'était une idée de Pierrot, sacré Pierrot, toujours des bêtises en tête. Puis c'est Louis qui a proposé qu'on aille se gaver de prunes dans le verger du Père Mardot, on a presque vidé tout un arbre tant on en a mangé ce jour-là ! Il était furieux quand il nous a surpris, alors on s'est enfuis en lui lançant les prunes les plus pourries à la tête pour qu'il ne nous attrape pas.
Le vieil homme gloussa dans son lit en se rappelant du Père Mardot qui essayait de se protéger des jets de prunes qui lui pleuvaient dessus en lui salissant les vêtements.
Quand on s'est fait attraper derrière, le prêtre a voulu nous mettre au piquet pendant trois heures pour nous apprendre à sécher l'école et à voler les fruits des autres. On s'est agenouillés devant le bénitier et on a attendu, attendu. Sauf qu'au bout de deux heures les prunes ont fait leur effet et qu'on a dû se précipiter aux toilettes de l'église ! On a tout bouché !
Ce fut cette fois un rire franc qui franchit les lèvres craquelées par l'âge. Les années avaient beau être passées par là, ce souvenir puéril le faisait toujours autant ricaner. Après quelques secondes, son rire se mut en une violente quinte de toux, qui lui rappela férocement qu'il ne pourrait plus faire de pareilles bêtises aujourd'hui, et que son temps était passé. Il grommela dans ses draps quelque chose comme : « De toute façon, c'était mal et puis il ne faut pas que les jeunes se permettent tout ça », d'une voix pleine de regrets amers.
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Les vieillards aiment à donner de bons préceptes, pour se consoler de n’être plus en état de donner de mauvais exemples. - La Rochefoucauld
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