Gaëlla fit la bise à Rob lorsqu'un quart d'heure plus tard, ils se séparèrent pour que le jeune homme prenne son bus. Elle le trouvait plus charmant qu'avant, il avait réussi à piquer sa curiosité durant leur échange. Il lui avait appris qu'il était passionné de musique, il composait ses propres instrumentaux et jouait dans un groupe comme bassiste. Elle l'ignorait, malgré les quatre mois qu'ils avaient passé assis côte-à-côte à l'Académie des Valeurs Citoyennes. Finalement, j'ai bien fait d'accepter ce verre, se dit-elle tout en marchant pour rentrer chez elle. J'en sais bien plus sur lui et bizarrement, ça m'intéresse plus que ce que j'imaginais... Peut-être qu'un de ces jours, je lui demanderai s'il est célibataire, si j'ose... Mais pour m'inviter comme ça, j'imagine qu'il l'est.

L'esprit occupé, Gaëlla percuta un passant sans se rappeler l'avoir vu arriver dans sa direction. Elle s'excusa et songea, amusée : Je commence à avoir la tête ailleurs à cause de lui... Un signe indiquant les prémices de l'amour, sans doute... Et elle sourit bêtement tout le long du chemin restant.

Elle rejoignit le port quelques minutes plus tard, encore plongée dans ses réflexions sentimentales, et emprunta le grand tunnel de verre sous-marin qui plongeait sous la Manche. Autour d'elle, derrière la vitre du tunnel, des nuées de bulles comme la sienne s'étalaient sous l'eau comme les oeufs d'un immense poisson, disposées par intervalles de deux mètres. Aucune algue ne venait grignoter la surface lisse et blanche des habitations, composées de matériaux résistant à toutes les catastrophes et recouvertes de produits repoussant les indésirables. Le large tunnel, éclairé en permanence par des lumières au plafond, au sol et sur les parois de verre, se divisait en intersections régulières. À droite comme à gauche de l'allée centrale s'étiraient ainsi de longues impasses permettant d'accéder aux bulles installées sur la largeur.

Quelques centaines de mètres plus bas, dans les profondeurs obscures de la mer, Gaëlla bifurqua à droite pour emprunter l'allée réduite, plus mince, qui menait à sa propre bulle. Un peu plus loin, elle s'arrêta devant celle numérotée 166°7382 et pressa sa main contre la porte d'entrée, qui s'ouvrit en reconnaissant son empreinte.

Toute la surface extérieure de la bulle installée sur le sol sous-marin était dans l'eau, exceptée la porte. Elle faisait la jonction avec le tunnel de verre, auquel elle était reliée. Les bulles n'étaient pas superposées, elles tapissaient les fonds marins sur une seule couche, notamment pour permettre aux bateaux de passer sans encombre à la surface. Si Gaëlla résidait sous la mer, c'était parce qu'elle n'avait pas les moyens de vivre en plein coeur de la ville.

Dans tout Parseille Ville, la grande pétalopole qui faisait office de capitale à la Frangleterre, et ailleurs dans le pays, la plupart des habitations étaient faites ainsi, sous forme de bulles uniformes et standardisées. De récentes avancées scientifiques avaient démontré que les petits bâtiments de moins de trois mètres de haut, arrondis et en contact direct avec le sol, résistaient mieux aux phénomènes et bouleversements caractéristiques de leur temps. Les cataclysmes, qu'ils soient naturels ou provoqués par l'homme de manière involontaire ou non, étaient fréquents depuis la fin de la guerre survenue deux siècles plus tôt. Les recherches et études scientifiques menées concernaient, pour la plupart, les problèmes auxquels l'espèce faisait face, pour y remédier et améliorer les conditions de vie de tous.