VII.
Le lendemain matin, Gaëlla se réveilla en sursaut. En jetant un regard endormi à son réveil digital, incrusté dans le mur de sa chambre, elle s'aperçut qu'il était neuf heures du matin. Elle aurait déjà dû être en cours depuis une heure.
Comme si la foudre venait de la frapper, la jeune fille bondit de son lit et s'activa pour trouver des vêtements convenables. Elle se débarbouilla prestement, attrapa de quoi déjeuner, puis se rua sur son sac de cours pour le balancer sur ses épaules. Un instant plus tard, elle courait ardemment le long du tunnel de verre qui la séparait du port, en broyant contre elle son petit-déjeuner. Hors d'haleine, elle sauta dans la première navette venue, sans même en vérifier la destination.
Lorsque Gaëlla s'autorisa à souffler, elle regarda autour d'elle dans le but de connaitre le nom du prochain arrêt du bus, le cœur battant à tout rompre. Avec un soupir de soulagement, elle constata, d'après l'écran interactif qui faisait défiler les arrêts, que la navette passait devant l'Académie des Valeurs Citoyennes. Rassurée, elle mordit dans le beignet aux dattes qu'elle avait serré dans sa paume lors de sa course.
Ce ne fut qu'une fois installée aux côtés de Rob, dans l'amphithéâtre où avaient lieu les cours de la matinée, que la jeune fille remarqua qu'elle avait oublié son bracelet tactile chez elle. Elle fulmina intérieurement, excédée par son étourderie. Comment allait-elle pouvoir passer la journée sans lui ? Elle en avait indiscutablement besoin pour tout ce qu'elle faisait, il allait beaucoup lui manquer.
— Dis donc, t'as une sacrée tête, aujourd'hui, la salua Rob en la dévisageant sans complexe.
— En voilà, un beau compliment. Merci pour ta délicatesse, Rob.
— Nan, mais clairement, avoue qu'il y a de quoi rire, ricana le jeune homme en joignant l'acte à la parole. Enfin, quand même ! T'es littéralement échevelée comme un chanteur de metal sous amphétamines.
Gaëlla leva les sourcils, offusquée, et refusa de lui répondre, touchée dans son amour-propre. Finalement, il avait perdu de son charme, cet impertinent tas de guano. Elle l'ignora jusqu'à la pause déjeuner.
La jeune fille avait tenu à venir au plus vite en cours, même si elle n'en était pas obligée, car un examen approchait en économie, et son niveau dans cette matière n'était résolument pas éminent. Avant de sortir de l'amphithéâtre, à midi, elle organisa ses cours sur l'écran digital qui composait l'espace de son bureau. En quelques clics adextres, elle fit basculer ses notes, prises sur l'écran durant le cours, dans son dossier personnel "À réviser", puis ferma la fenêtre du manuel d'économie ouvert à la page 216, ainsi que sa session.
Prostrée sans bouger devant son assiette d'amarante bouillie et de seitan grillé, Gaëlla se morfondait, les yeux dans le vague. Elle avait la sensation d'avoir été amputée d'un membre essentiel de son organisme, sans son fidèle compagnon au poignet. En outre, elle se faisait du souci pour les jours à venir. Si le système automatique de sa bulle ne fonctionnait plus correctement, comment allait-elle faire pour se débrouiller seule, subsister sans la cruciale technologie qui assurait son confort depuis toujours ? Son réveil ne s'était pas déclenché ce matin-là, ce pouvait être un simple hasard, mais Gaëlla avait remarqué plusieurs défaillances du système de sa bulle depuis qu'elle avait emménagé. Les habitations sous-marines, souvent assez anciennes, paraissaient carrément vétustes en comparaison aux logements suréquipés, flambant neufs, aux tarifs mirobolants, du centre-ville. L'entretien des bulles immergées, moins onéreuses et rutilantes, était négligé, ce qui pouvait expliquer la défectuosité du système de celle de Gaëlla.
Autour de la jeune fille, les conversations s'envenimaient et prenaient un ton d'insurrection. Elle sortit de sa torpeur et porta son attention sur un groupe d'étudiants rassemblé autour de quelque chose qu'elle ne pouvait voir. D'après les bribes de phrases étouffées par des grésillements, qui lui parvenaient de la chose en question, elle déduisit qu'il s'agissait d'un EC. En étirant le cou pour vérifier son hypothèse, elle entraperçut l'Ecran de Commandement, posé sur une chaise au milieu des étudiants en plein débat. Des images de journalistes se succédaient et le bourdonnement ténu de leurs discours lui parvenait de manière irrégulière. Gaëlla prêta alors une oreille plus attentive à la palabre des jeunes.
— Tu comprends rien, t'es juste borné ! Cette mesure, c'est la fin de notre liberté !
— Comme si on en avait encore, de la liberté ! Mais arrête un peu, on est les premiers à se contenter de notre petit confort, pourquoi on râlerait pour ça, alors ?
— Nan, il a raison. Là, c'est bien plus grave, ça touche notre intégrité corporelle.
— Ouais, jamais j'aurais imaginé ça ! Pour moi, ça a lieu dans les histoires de science-fiction...
— Fais pas semblant d'être si bête, on savait très bien à quoi s'attendre après cette manif, l'autre jour ! Ça fait des décennies que l'Etat espère ce moment pour nous l'imposer !
— Bande de complotistes, vous faites juste peur à entendre. Avec vous, l'Etat est toujours un ennemi, hein ? C'est pour la protection de tous, le bien général, vous le savez parfaitement ! Arrêtez un peu de voir le mal partout !
— C'est vrai ça, les gens comme vous veulent pimenter leur existence en inventant des théories foireuses pour semer la terreur, c'est bien connu !
— Tu te penses sans doute très malin, n'est-ce pas ? Ah oui, mais gober ce que le gouvernement veut nous faire avaler en permanence, ça finit par ramollir les neurones ! Tu ne sais pas réfléchir par toi-même ? Tu n'as aucun libre-arbitre ? Tous ces gens qui manifestaient, tu crois que c'était pour revendiquer des droits imaginaires ?
— Absolument, tout le monde sait ça !
— T'es qu'un attardé, tu...
— Traite-moi encore une fois d'attardé et...
— Jamais je ne...
— Va bien...
— Politique !
— Ta grosse mère...
— Dégénérés qui...
Gaëlla s'éclipsa à temps pour esquiver la chaise qui vola à travers la pièce et s'empressa de rejoindre l'espace détente du bâtiment, où elle pourrait réviser son économie dans le calme. Parfois, les jeunes de son âge manquaient cruellement de sang-froid, songeait-elle. Le stress des examens, sans doute. Mais cette histoire de manifestation avait bien fait parler... Les médias devaient se régaler d'engendrer et de nourrir une polémique qui divisait ainsi les citoyens.
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