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Gaëlla essuyait les verres encore chauds qu'elle venait de rincer, l'esprit ailleurs. Le bar du Bitonio était calme et presque désert, comme d'habitude. Les rares clients restaient dans leur coin. Le plus fidèle d’entre eux, et de loin le plus discret, un jeune homme qui passait son temps à faire de la programmation, était assis loin du comptoir, la mine fatiguée. Il pianotait sur le clavier de son EC depuis deux bonnes heures et n'avait rien consommé.
Quelques tables plus loin, un vieillard à l'air étourdi marmonnait tout seul dans sa barbe depuis qu'il était arrivé. Une chope de bière en poudre dans sa main tremblante, il remuait sans cesse la tête comme s'il approuvait le discours d'un interlocuteur invisible.
Gaëlla n'avait qu'une envie : finir son service. Son patron, un quadragénaire qu'elle ne voyait presque jamais, exigeait qu'elle porte une robe pour travailler, si possible décolletée. Ce jour-là, elle avait opté pour une robe pull lilas et un collant fin. La température extérieure ne dépassait plus les vingt-huit degrés depuis le début du mois de novembre, et n'avait jamais baissé en dessous des dix degrés ces soixante dernières années. C'était pourquoi, selon la jeune fille, il faisait particulièrement froid ce jour-là, avec seulement dix-sept degrés à l'extérieur d'après le thermomètre de son e-wrist.
Dès qu'elle avait servi le vieil homme, Gaëlla s'était connectée en appel vidéo avec Dacy, une amie rencontrée à l’école intermédiaire. Cela faisait des semaines qu'elle voulait lui parler, mais l'emploi du temps de Dacy semblait toujours surchargé lorsqu'il s'agissait de trouver une date pour leur appel. Au bout du compte, la jeune fille avait tout de même trouvé un créneau de quinze minutes pour papoter avec elle ce soir-là, mais Gaëlla ne s'était pas confiée à elle comme elle avait souhaité le faire. Face à l’hologramme de son amie projeté par son e-wrist, elle avait finalement renoncé, ne voulant pas passer pour une casse-pieds en se plaignant de sa sensation d'isolement depuis leur entrée dans le supérieur, quatre mois plus tôt.
Contrairement à ses amis, la jeune fille avait la sensation de ne pas être à sa place dans ses études. Les cours à l’Académie des Valeurs Citoyennes, son école, lui paraissaient trop abstraits et théoriques. Même si elle n’avait aucune idée de ce qu’elle voulait faire plus tard, ces notions générales et ces sujets vagues l’ennuyaient. Elle avait contacté la coordinatrice pédagogique de sa promotion pour discuter avec elle d'une éventuelle réorientation, mais celle-ci l'avait rudement renvoyée à « impérativement mûrir ».
Gaëlla ne comprenait cependant pas pourquoi tout le monde autour d'elle agissait comme s'il était anormal de douter. Elle en venait à se convaincre qu'elle avait raté quelque chose, mais elle ignorait quoi. Ses amis étaient tous ravis de leur nouvelle vie, de la voie qu'ils avaient choisie avec ferveur depuis la rentrée... Pourquoi était-elle la seule à ressentir ce vide au fond d'elle, cette incertitude quand elle imaginait son avenir, cette douleur en rentrant chez elle tous les soirs ?
Un instant avant que l’appel vidéo ne prenne fin, Dacy avait agité la main en souriant, avant d'annoncer d'un ton réjoui qu'elle devait la quitter pour retrouver son copain et ses amis au cyresto. Gaëlla avait souri en retour lorsqu'elle l'avait saluée, mais avait été certaine que son expression tenait plus de la grimace. En touchant son poignet pour raccrocher et faire disparaitre l’hologramme de Dacy, elle avait ressenti une curieuse sensation de manque, plus que de solitude.
Elle savait qu'elle aurait dû être heureuse pour son amie, qui était pleinement épanouie, mais ses compliments pour la féliciter de son couple, de ses excellents résultats scolaires, ne lui laissaient qu'une saveur amère en bouche. Elle ne pouvait refouler sa jalousie et son chagrin, qui prenaient de plus en plus de place en elle chaque fois qu'elle se donnait la peine de prendre des nouvelles de ses proches, qui le faisaient rarement en retour.
Tout en passant un coup de balai derrière le comptoir du bar, la jeune fille se laissa envahir par ses souvenirs des moments partagés avec ses amis, nostalgique. Elle aurait aimé que tout soit comme autrefois, lorsqu’elle était à l’école intermédiaire, vivait encore chez ses parents éleveurs et n’avait pas de responsabilités…
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