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 La clameur autour de Gaëlla amplifiait de plus en plus à mesure qu'elle s’en approchait, bourdonnant dans ses oreilles comme un essaim d'abeilles enragées. La jeune fille gardait la tête baissée, marchant d'un pas résolu dans le sens inverse de la manifestation. Elle devait jouer des coudes et des épaules pour se frayer un chemin au milieu de la foule en révolte.

Quand elle avait vu le flot de manifestants dans le Quartier des Manufactures, par lequel elle devait inévitablement passer pour rentrer chez elle après les cours, elle avait d'abord pensé avec optimisme qu'elle se faufilerait parmi eux, mais avait bien vite déchanté. En effet, plus elle avançait, plus elle approchait du cœur de l'évènement. Tous les visages qu'elle voyait étaient ceux de jeunes de son âge, déformés par la fureur et la haine. Les bouches étaient grandes ouvertes, vociférant des injures envers l'Etat ou scandant des slogans révolutionnaires, les poings rageusement brandis en l'air. Les e-wrist de certains étaient allumés, diffusant des musiques assourdissantes.

Gaëlla commençait presque à avoir peur. Elle avait pris garde à se couler discrètement dans la masse en rasant les murs d'aussi près que possible, mais le tourbillon furieux l'étreignait, l'entrainant malgré elle vers la chaussée, où la marée humaine était décuplée.

Personne ne m'attend chez moi, mais quand même... Je n'ai pas l'intention de rentrer à vingt-deux heures ! Ou avec un œil en moins..., songea la jeune fille en esquivant un objet lancé avec férocité par un manifestant particulièrement déchainé.

Ce jour-là, Gaëlla avait terminé les cours à dix-huit heures et n'avait pas pu prendre le bus à cause d'une grève généralisée dans le pays. Elle songeait que ce devait être en lien avec l'émeute qu'elle tentait de traverser.

Elle pesta tout haut lorsqu'un crachat épais s'écrasa sur sa chaussure, et leva un regard indigné vers les contestataires, en quête du responsable. Poussée vers la gauche par de brusques mouvements derrière elle, elle manqua trébucher et laissa échapper une brève exclamation. Elle rétablit son équilibre en s'accrochant sans cérémonie au manteau d'un homme devant elle.

Dans la foule agitée, Gaëlla repéra alors un visage familier l'espace d'une seconde. Son regard tenta de s'y accrocher, mais elle le perdit aussitôt des yeux. Elle n'en était pas certaine, mais elle avait cru reconnaitre le geek qui s'arrogeait le droit de squatter le bar dans lequel elle travaillait.

Lui ?... Ici ? pensa-t-elle tout en luttant pour s'extraire d'un groupe de chanteurs paillards éméchés qui encombrait la chaussée. Jamais je n'aurais cru que ce gars soit un révolutionnaire dans l'âme ! Il reste toujours collé à sa chaise sans parler ni bouger, cette espèce d'indécrottable bernique sans-le-sou !

Gaëlla parvint finalement à échapper à la mêlée étouffante quelques minutes plus tard, en bifurquant dans une ruelle déserte bienvenue.

Elle rejoignit le port et emprunta le tunnel sous-marin qui plongeait sous la Manche et menait à son logement, dans lequel elle avait aménagé depuis la rentrée.

Autour d'elle, derrière la vitre du tunnel, des nuées de bulles comme la sienne s'étalaient sous l'eau comme les œufs d'un immense poisson, disposées par intervalles de deux mètres. Aucune algue ne venait grignoter la surface lisse et blanche des habitations, composées de matériaux résistants à toutes les catastrophes et recouvertes de produits repoussant les indésirables.

Le large tunnel, éclairé en permanence par des lumières au plafond, au sol et sur les parois de plexiglass transparent, se divisait en intersections régulières. À droite comme à gauche de l'allée centrale s'étiraient ainsi de longues impasses permettant d'accéder aux bulles installées sur la largeur.

Quelques centaines de mètres plus bas, dans les profondeurs obscures de la mer, Gaëlla bifurqua à droite pour emprunter l'allée réduite, plus mince, qui menait à sa propre bulle. Un peu plus loin, elle s'arrêta devant celle numérotée 166°7382 et pressa sa main contre la porte d'entrée, qui s'ouvrit en reconnaissant son empreinte.

Toute la surface extérieure de la bulle installée sur le sol sous-marin était dans l'eau, exceptée la porte. Elle faisait la jonction avec le tunnel de verre, auquel elle était reliée. Les bulles n'étaient pas superposées, elles tapissaient les fonds marins sur une seule couche, notamment pour permettre aux bateaux de passer sans encombre à la surface.

Si Gaëlla résidait sous la mer, c'était parce qu'elle n'avait pas les moyens de vivre en plein cœur de la ville. Dans tout Parseille Ville, la grande mégalopole, capitale de la Frangleterre, et ailleurs dans le pays, la plupart des habitations étaient faites ainsi, sous forme de bulles uniformes et standardisées.

De récentes avancées scientifiques avaient démontré que les petits bâtiments de moins de trois mètres de haut, arrondis et en contact direct avec le sol, résistaient mieux aux phénomènes et bouleversements caractéristiques de leur temps. Les cataclysmes, qu'ils soient naturels ou provoqués par l'homme de manière involontaire, étaient toujours plus fréquents. Les recherches et études scientifiques menées concernaient, pour la plupart, les problèmes auxquels l'espèce faisait face, pour y remédier et améliorer les conditions de vie de tous.

À peine rentrée, Gaëlla passa la soirée à regarder la nouvelle saison de la série dans laquelle elle était tombée depuis peu.

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