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 Concentrée sur son devoir en retard, qu’elle avait finalement décidé de rédiger en vitesse avant le cours, Gaëlla leva la tête, agacée, lorsqu'elle entendit les échos de voix fortes et surexcitées en provenance de l'entrée de la salle de détente. Quoi, encore ces mecs incapables de se tenir ? Je vais devoir les subir combien de temps ?!

Mais en se retournant pour lancer aux nouveaux venus un regard courroucé et plein de reproches, elle se rendit compte que les arrivants n'étaient pas les étudiants qu'elle avait fuis un peu plus tôt. Cette fois-ci, le groupe était principalement composé de filles, qui jacassaient avec grand bruit.

Gaëlla eut envie de se lever pour leur sommer de baisser le ton, mais n'en eut pas le courage. Elle n'avait jamais été à l'aise en public, ni très sociable ; elle se mélangeait rarement aux autres étudiants. Lorsqu'elle était encore à l'école intermédiaire, de ses treize à dix-sept ans, elle passait tout son temps avec ses amis Dacy et Tiano. Elle ne parlait presque à personne d'autre hormis ses proches, et ne s'était pas plus ouverte depuis son entrée dans les études supérieures.

– Dès ce weekend, je serai en mode chasse, déclara l'une des filles du groupe, avec une voix fluette.

– Moi aussi, renchérit une deuxième, qui paraissait survoltée. Il ne me reste plus que quatre mois !

– J’ai peur de ne pas y arriver, gémit une autre. Mon anniversaire est dans moins de trois semaines…

Gaëlla fronça les sourcils, intriguée. Parlaient-elles du même phénomène qu'avaient évoqué les étudiants chahuteurs ? Peut-être un nouveau produit qui faisait débat, ou un événement sportif à venir pour lequel ils comptaient économiser… Mais comme la jeune fille avait coupé les notifications de son e-wrist pour travailler au calme, elle n'avait pas la moindre idée de ce qui se produisait. Pourquoi les étudiants avaient-ils fait le lien avec la manifestation qui avait sévi la veille ?

Elle n’aimait pas suivre l’actualité et se tenait volontairement à l’écart des tendances ; lorsqu’elle ne travaillait pas, elle regardait des séries sur son EC ou appelait Dacy et Tiano. Mais cette fois, la curiosité de Gaëlla prit le pas sur sa volonté de finir son devoir et elle tapota son poignet, pour que l’hologramme de son e-wrist se matérialise. Elle n'eut pas à faire plus d'une recherche pour trouver la cause de tant d'agitation.

Elle étouffa une exclamation de surprise en découvrant la nouvelle, une mesure du gouvernement vouée à être appliquée dans le mois à venir. Ce ne pouvait être que ça qui suscitait de si vives réactions et engendrait des esclandres parmi les étudiants.

Devant ses yeux ébahis, Gaëlla trouvait des réponses improbables à ses interrogations dans le premier article sur lequel elle avait cliqué. Plus qu'un simple nouveau produit dont le marketing et la communication étaient très réussis, il était question d'une révision du Décret National.

L’âge maximal pour trouver un partenaire de vie était avancé d’un an.

Au lieu de laisser deux ans aux jeunes majeurs pour trouver leur âme sœur, le gouvernement arguait qu’il fallait plus de couples éleveurs et que pour le bien commun, dix-neuf ans devenaient dorénavant la limite pour être référencé avec un conjoint officiel.

Bouche bée, stupéfaite par la nouvelle, Gaëlla se laissa retomber contre le dossier de sa chaise, tout à coup complètement désœuvrée.

Une peur panique commença alors à l’envahir. Elle avait dix-huit ans et demi, dix-neuf dans moins de trois mois. Puisqu’elle pensait avoir jusqu’à ses vingt ans pour « trouver l’amour », elle ne s’était pas pressée et n’avait toujours pas commencé ses recherches.

Elle n’avait d’ailleurs encore jamais mis les pieds dans l’un des Bals des Cœurs organisés par le gouvernement pour faciliter les rencontres entre jeunes, ni aux autres Séances d’Approches du même genre, telles que les Après-midis des Cœurs.

Et si elle ne trouvait personne avant l’anniversaire de ses dix-neuf ans, elle serait alors recensée avec un conjoint par défaut, et cette perspective l’effrayait au plus haut point.

Elle repensa à la manifestation qu’elle avait traversé la veille : tous ces jeunes de son âge exprimaient en fait leur colère face à cette nouvelle loi, il n’y avait plus de doute, désormais. Et la grève généralisée des transports dans le pays était aussi un moyen de protestation, réalisa-t-elle. Cela ne semblait cependant pas avoir d’impact sur la décision du gouvernement, qui maintenait sa position en avançant qu’il en allait de l’honneur de la patrie de repeupler plus rapidement le pays que les autres.

La « Guerre Propre », survenue deux-cents ans plus tôt, avait initialement été déclenchée par l’insurrection d’une communauté sectaire révolutionnaire. Leur but était de renverser le pouvoir et de semer la terreur pour déclencher l’anarchie totale.

Le conflit s’était alors répandu et avait divisé les blocs alliés de l’Espalie et Allemasuisse, créant encore plus de tensions. L’alliance de nombreux pays avait également éclaté et d’autres s’étaient formées, aboutissant à la création de la Frangleterre.

En plus de la technologie dirigée comme arme de cyberattaque, le moyen largement utilisé au cours du conflit par les anarchistes avait été la diffusion de produits chimiques quasiment indétectables, dans l’eau potable de la population, ayant pour conséquences de rendre stériles les individus la consommant. Le temps que le crime soit découvert, des dizaines de millions de personnes avaient été contaminées de manière irréversible.

Par chance, les stocks de dons de sperme et d’ovules avaient rapidement été sécurisés, et lorsque la génération ayant vécu la Guerre Propre (baptisée ainsi dû au fait qu’elle n’avait causé aucune mort directe et n’avait pas fait couler de sang malgré l’importance des conflits), avait vieilli, le gouvernement avait repris la natalité du pays en main, bâti les quartiers des Grands Carrés pour créer les pouponnières artificielles et instauré le système de naissance en place depuis lors.

Un pourcentage significatif de la population avait disparu, suite à la vague de stérilisation massive, et si l’Etat n’avait pas rétabli l’ordre en établissant des lois visant à former des couples éleveurs pour éduquer les enfants créés, le pays aurait pu s’éteindre.

Ainsi, grâce à l’intervention du gouvernement dans le contrôle de la natalité, la population avait peu à peu retrouvé une démographie stable, bien qu’elle fût toujours en dessous de ce qu’elle avait autrefois été.

Et désormais, les lois sur l’accroissement de la population semblaient se durcir. Gaëlla entrevoyait avec terreur l’avenir proche qui se dessinait pour elle plus vite qu’elle ne l’aurait pensé : très bientôt, qu’elle ait trouvé un partenaire par elle-même ou non, elle serait contrainte de vivre avec un ou une inconnue, pour le restant de sa vie. Elle aurait l’obligation d’élever au moins un enfant avec, et serait coincée dans ce quotidien, tout en poursuivant ses études en parallèle.

Elle ne pouvait pas, ne voulait pas s’y résoudre. C’était impossible ! On ne pouvait pas lui voler une année supplémentaire de sa jeunesse ainsi, la condamnant à être mère éleveuse plus tôt encore qu’elle ne l’aurait été sans la nouvelle loi…

Un sentiment de profonde injustice s’empara d’elle, mais presque aussitôt, l’abattement et le découragement la saisirent à la place.

Quoi qu’elle fasse, elle savait que c’était peine perdue. Ces jeunes qui cherchaient à faire changer les choses s’égosillaient dans le vide. Rien ne bougerait, le gouvernement avait annoncé la sentence, et ce n’était pas une bande de manifestants braillards qui empêcherait l’application de cette mesure implacable.

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