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Si elle avait trouvé la salle d’activité bruyante, ce n’était rien en comparaison du vacarme qui résonnait dans la cafétéria. Des centaines de jeunes, qui sortaient probablement d’une séance similaire à celle de son groupe, dinaient sur de longues tables, sans se soucier de réguler le volume sonore.
Un peu intimidée, Gaëlla hésita à faire demi-tour et à rentrer manger chez elle. Mais le gargouillis indigné de son estomac la poussa à rejoindre la file d’attente du self, au fond de la salle.
Une fois son plateau chargé d’un pot de salade d’algues, de tartines de guacamole sur des galettes de riz soufflé et d’un yahourt végétal à la mangue, elle se dirigea vers la table libre la plus proche.
Elle s’apprêtait à s’installer, lorsqu’on l’interpella. En se retournant, elle aperçut l’un des garçons avec qui elle avait plutôt bien accroché, un peu plus tôt, et le rejoignit à la table qu’il partageait avec d’autres jeunes.
Ils conversèrent gaiement, pariant sur le nombre de prétendants qui les cocheraient en retour dans leur compte-rendu, puis se séparèrent à la fin du repas.
Gaëlla avait tout juste assez mangé pour ne pas se sentir alourdie, et l’humeur joyeuse de ses camarades la mettait dans une ambiance festive. Elle pensa à Hona et regretta de ne pas avoir échangé plus longtemps avec elle.
Elle scruta la cafétéria dans l’espoir de la retrouver, avant de se rappeler qu’elle n’était pas au même étage qu’elle. Elle se souvint que la jeune fille avait évoqué un Bal des Cœurs auquel elle comptait se rendre dans la soirée, au 56ème étage.
Calculant rapidement si, en rentrant tard ce soir-là, elle aurait suffisamment de temps pour finir tous ses devoirs le lendemain, Gaëlla prit sa décision.
Elle se présenta devant la porte de la salle de bal de l’étage 56, mais celle-ci était verrouillée. Un panneau lumineux incrusté dans le mur à côté, faisait défiler le message suivant : « Début du Bal des Cœurs : 20h30 ; Inscription obligatoire ; Tenue correcte exigée ; Fin du bal : 02h ».
Gaëlla estima qu’elle devrait patienter trois-quarts d’heure avant l’ouverture de la salle et se demanda si elle ne ferait pas mieux de laisser tomber, puis se rappela qu’elle n’avait pas encore complété son compte-rendu.
Elle s’assit donc sur un siège dans le couloir blanc et vide, tapota son poignet pour déverrouiller son e-wrist, et se connecta à son compte des « Cœurs à prendre », le site du gouvernement dédié aux Séances d’Approche. Elle commença par s’inscrire au bal, pour être certaine d’avoir de la place, puis ouvrit le fichier du bilan personnel de sa session d’Après-Midi des Cœurs.
Le document se présentait sous la forme d’un tableau, répertoriant les noms de chaque participant, à côté de l’icône de leur photo respective. Un espace vierge en bas, laissait le choix d’écrire un commentaire.
Gaëlla supposa qu’elle devait cliquer sur les participants qu’elle souhaitait sélectionner, et appuya sans hésiter sur Lucien en premier, changeant la couleur de sa ligne en bleu.
Même si elle avait fait d’autres rencontres sympathiques au cours de la séance, le jeune homme restait celui qui l’avait le plus marquée, et elle espérait pouvoir le revoir assez vite.
Elle cocha également deux autres garçons qui avaient retenu son attention, dont celui qui l’avait invitée à diner à sa table, puis valida son choix en enregistrant le document. Un message s’afficha, indiquant qu’elle aurait les retours de ses propres prétendants sous 24h. Elle saurait si les participants qu’elle avait cochés l’avaient aussi validée de leur côté, si leur ligne s’affichait en vert plutôt qu’en bleu à l’ouverture du fichier. Dans le cas inverse, la couleur de leur ligne resterait inchangée.
Comme elle devait encore patienter avant le début du bal, Gaëlla laissa son esprit vagabonder. Elle tenta de trouver des idées d’activité pour la prochaine rencontre qu’elle ferait avec Lucien, ainsi que des sujets de conversation. Elle nota mentalement quelques réflexions amusantes et deux ou trois anecdotes qui pourraient le faire rire, puis rêvassa jusqu’à l’arrivée des premiers fêtards.
Quelques minutes avant l’ouverture de la salle de bal, un amas considérable de jeunes filles et de jeunes hommes s’était amoncelé derrière elle, bavardant bruyamment. La file s’étendait sur des dizaines de mètres et Gaëlla se félicita d’être arrivée la première.
À 20h30 tapantes, la porte principale s’ouvrit, révélant une immense piste de danse, et un bar qui s’étendait sur toute la longueur, au fond de la salle.
Des membres du personnel en costard les firent entrer chacun leur tour, après avoir scanné leur réservation. Gaëlla avança jusqu’au milieu de la piste pour laisser entrer les gens derrière elle.
Des projecteurs rotatifs répandaient des lumières rouges, rosées et bleues qui se mélangeaient dans la pièce, tandis que de larges enceintes diffusaient une musique au rythme marqué par de puissantes infrabasses.
Songeant que le bar serait bientôt pris d’assaut, la jeune fille s’empressa de passer commande, en pianotant sur le comptoir, digital et tactile. Elle constata qu’il n’y avait pas de boissons alcoolisées et choisit un cocktail de jus de kiwi, kéfir à la goyave et graines de chia, avant de valider en posant la paume de sa main à plat sur l’écran, pour que la puce de son e-wrist effectue automatiquement le paiement.
En moins d’une minute, un bras mécanique émergea de l’autre côté du comptoir, tendant dans sa direction sa consommation, dans un verre en plastique lavable.
La jeune fille s’en saisit, trempa ses lèvres dans le nectar sucré, qu’une paire de glaçons venait rafraîchir, puis se tourna vers la piste de danse.
Déjà, une centaine de jeunes remuaient sur la musique, certains en duo, d’autres en groupe. Gaëlla jeta un œil au DJ, qui, casque sur les oreilles, semblait lui aussi prêt à lancer la soirée pour de bon.
Deux heures plus tard, la jeune fille commençait à en avoir marre. Elle avait dansé successivement avec une trentaine de garçons et de filles, brièvement échangé avec un quart d’entre eux, mais aucune réelle conversation ne s’était engagée.
Elle avait scruté les visages qui l’entouraient dans l’espoir d’apercevoir Hona, sans succès. La fatigue commençait à la rattraper, et même si elle appréciait la musique diffusée, elle regrettait de ne pas être directement rentrée chez elle pour réviser ses cours.
Autour d’elle, la fête battait son plein. Gobelet en main, d’innombrables jeunes se trémoussaient sur la piste, certains braillant les paroles de la chanson remixée par le DJ à la manière de soulards, bien qu’il n’y ait pas une goutte d’alcool à vendre au bar.
Pour la cinquantième fois de la soirée, Gaëlla se demanda ce qu’elle fichait là toute seule. Elle regrettait de s’être embarquée d’elle-même dans un bal où elle ne connaissait personne, elle qui ne sortait jamais en soirée. Baillant à s’en décrocher la mâchoire, elle jeta son verre dans le bac de lavage, et avança pour fendre la foule, en direction de la porte de sortie.
– Eh ! Gaëlla, c’est bien ça ? la héla soudain une voix sur sa gauche.
– Hona ! s’exclama-t-elle, agréablement surprise, en reconnaissant le visage gracile de la jeune femme.
Cette dernière se déhanchait au milieu d’un groupe de filles et de garçons sur leur 31. Elle-même était vêtue d’une longue robe argentée fendue au niveau de la cuisse, et de nombreux bijoux assortis brillaient à ses poignets, à son cou et dans ses cheveux.
Pour la première fois depuis son entrée dans la salle de bal, Gaëlla eut honte de sa tenue simple, composée d’un tee-shirt banal et d’un jean élimé – au moment de s’habiller avant de partir, elle n’avait pas prêté plus d’attention que ça au choix de ses vêtements. Mais sa joie de retrouver Hona dépassait son embarras et elle n’hésita pas lorsque cette dernière lui proposa de les rejoindre pour danser.
Après s’être déchainées sur une dizaine de musiques au rythme endiablé, les deux filles s’extirpèrent du groupe lorsque le DJ fondit une chanson dynamique dans un tempo plus calme.
– On boit un coup ? proposa Hona, hors d’haleine.
Sa longue queue de cheval blonde était à-moitié défaite, des mèches folles, que la lumière roussissait, s’en échappaient comme des flammèches sauvages.
Gaëlla, elle aussi à bout de souffle, acquiesça d’un mouvement de la tête.
Elles s’accoudèrent au bar pour reprendre leur respiration, et commandèrent une boisson bien fraîche en quelques clics.
– Tu danses vachement bien, la complimenta Hona.
Gaëlla espéra qu’elle était déjà trop cramoisie pour rougir davantage, et rétorqua, gênée :
– Nan, j’ai l’impression de me trainer comme un gros ver.
– Pas du tout ! Et j’ai horreur de la fausse modestie, pour info…
Devant l’air grave de la jeune fille, Gaëlla ouvrit la bouche pour répliquer, mais Hona la devança et s’exclama en riant :
– Je te taquine, ma belle. Bon, comment s’est passée ta séance, cet après-midi ? Tu as fait des rencontres sympathiques ?
– Je crois. Surtout un gars nommé Lucien. J’ai trouvé qu’on avait bien accroché, tous les deux.
– Génial ! Je suis contente pour toi. Tu as regardé s’il t’avait cochée en retour ? l’interrogea Hona, les yeux brillants d’excitation.
– Pas encore. Je le ferai demain, apparemment les résultats définitifs se font dans les 24h.
– Oui, mais tout le monde s’empresse de remplir son compte-rendu dès la fin de la session. Tu peux déjà vérifier, 24h c’est le délai maximal. Tiens, tu n’as qu’à me montrer, et je te partage les miens aussi !
Le cœur battant la chamade, Gaëlla se connecta à son compte, tandis que sa nouvelle amie faisait de même sur son propre e-wrist.
– Oh ! s’exclama Hona, surexcitée. J’ai six lignes vertes sur les six que j’avais cochées ! Regarde leurs photos, ils ne sont pas choux, franchement ?
Gaëlla arrêta de pianoter sur son avant-bras pour se pencher vers celui de Hona. Une des mèches échappées de sa coiffure chatouilla son épaule, et elle pouvait sentir le souffle de la jeune fille tout près de son oreille.
– Si, ils sont tous mignons et mignonnes, approuva-t-elle, notant mentalement, et avec un bond dans le cœur, que Hona avait sélectionné deux filles.
– J’ai hâte de revoir le brun avec les lunettes, il était passionnant, quand il me parlait des différentes espèces d’animaux qu’on pouvait trouver sur Terre avant la Guerre Propre, s’enthousiasma Hona. Dis-toi que certaines d’entre elles produisaient du lait pour toute la population ! Bon, allez, à ton tour, maintenant !
Avec un rire nerveux, Gaëlla ouvrit le fichier de son propre compte-rendu. Hona plissa les yeux pour mieux voir l’hologramme qui s’étalait sur son avant-bras.
En un coup d’œil, la jeune fille remarqua qu’une unique ligne ressortait en vert. Ce qui signifiait qu’un seul des trois prétendants qu’elle avait cochés souhaitait la revoir.
– C’est lui, Lucien ? s’enquit Hona en pointant du doigt la photo de l’unique réponse positive qu’elle avait obtenue.
– Non, souffla-t-elle, la gorge nouée.
Elle cligna des yeux pour vérifier qu’elle ne se trompait pas de ligne, mais non. C’était le garçon avec qui elle avait diné, qui l’avait cochée en retour.
Lucien ne l’avait pas retenue dans sa liste.
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