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C'était comme si on avait réveillé une fourmilière. Des centaines de femmes en blouse ainsi que quelques hommes entrèrent par les portes, tandis que les cloisons des cellules transparentes coulissaient sur le côté, et qu'une sonnerie mélodieuse résonnait dans la salle, réveillant les bébés assoupis. Aussitôt, d'innombrables petites voix retentirent dans une cacophonie assourdissante.
– C'est infernal ! s'écria Dacy en se bouchant les oreilles, les yeux écarquillés.
– Ils devraient leur filer des casques de chantier, ajouta Gaëlla, qui compatissait avec le personnel chargé de s'occuper des bébés.
– Vous pouvez actuellement observer les mères porteuses et les encadrants s'apprêter à alimenter les nourrissons, annonça la voix en couvrant les cris des petits, comme si le son extérieur avait été coupé. Les rythmes de sommeil et la fréquence des repas varient selon la tranche d'âge.
Gaëlla regardait, fascinée, les femmes en blouse retirer les bébés de leur berceau et passer de leur cellule au centre de la pièce, où elles les installaient à table à la chaine. Leurs mouvements étaient presque coordonnés, automatiques.
Pas étonnant, elles doivent répéter ça toutes les deux heures, songea Gaëlla en se rappelant une précédente information donnée par la voix qui les guidait.
Les deux jeunes filles évoluèrent lentement le long du tunnel, pour prendre le temps d'observer ce qui se passait en bas.
Dans la salle qui s'étendait sur près de deux kilomètres, tous les nourrissons étaient à présent en train de boire au biberon, calés dans les chaises-hautes en série, aidés par les mères porteuses. Dans chaque cellule, un homme ou une femme surveillait le déroulement des opérations et donnait des conseils aux plus jeunes mères.
– On peut dire ce qu'on veut, dit Gaëlla, si je travaillais ici, moi je serais tentée de savoir lequel de ces bébés est le mien, au fond. Ne jamais le voir, c'est tout de même un déchirement, j'imagine...
– Mais non, elles ont l'habitude, répliqua Dacy. Elles en fabriquent un par an, celles qui sont là depuis dix ans n'ont pas que ça à faire, de pleurer dix gosses qui ne leur appartiennent pas et qu'elles n'auront pas vu grandir !
Gaëlla approuva, mais restait sceptique. Elle savait que c'était ainsi, que personne en Frangleterre ne connaissait ses géniteurs, mais ne pouvait s'empêcher d'en ressentir une petite frustration, même si les liens du sang n'avaient aucune importance dans la société.
– En fait, à part les voir roupiller ou manger, ce n'est pas très intéressant, les bébés, dit Dacy en bâillant. Heureusement que les couples éleveurs ne les récupèrent qu'à partir de trois mois, c'est déjà ce temps de moins à les supporter...
– Moi je ne veux pas adopter d'enfants, déclara Gaëlla, en se surprenant elle-même.
– Tu y seras bien obligée, ma pauvre.
– Peut-être que d'ici nos vingt ans, les choses auront changé.
– Ça m'étonnerait fortement, réfuta Dacy.
Le système obligeait les hommes et femmes atteignant la majorité à se trouver un partenaire de vie pour élever au minimum un enfant. Pour trouver leur conjoint, ils pouvaient participer à des Bals, des Après-midis des Cœurs ou d’autres événements organisés par le gouvernement. Nommées « Séances d'Approche », ces démarches menées très sérieusement par l'Etat réunissaient un certain nombre de jeunes pour forcer les rencontres. Ils avaient ainsi jusqu’à leurs vingt ans pour trouver leur âme sœur par eux-mêmes ou lors de ces rencontres organisées.
Passé ce délai, s'ils n'étaient pas référencés avec un partenaire de vie, un conjoint par défaut leur était attribué. Ils avaient alors de nouveau une durée limite d’un an à passer ensemble avant d'accueillir leur premier enfant adoptif, déjà âgé de trois mois.
– Je crois qu'on a vu le principal, on fait demi-tour ? Je ne tiens pas spécialement à voir des centaines de paires de fesses si jamais ils comptent les changer, dit Dacy en faisant la grimace.
Les deux amies rebroussèrent chemin en riant de la laideur des petits, désignant les plus moches d'un doigt moqueur.
En émergeant du sas de sortie, elles retrouvèrent la ville qui s'activait et dont l'agitation résonnait autour d'elles.
Dans trois ans, les deux jeunes filles se retrouveraient propulsées dans la vie d'adulte, elles seraient contraintes de quitter la bulle de leurs parents éleveurs. Elles seraient alors relogées dans un nouveau quartier, afin de poursuivre leurs études dans le supérieur ou de travailler, en cherchant leur futur partenaire de vie en parallèle.
Leur lycée n'était qu'à quelques centaines de mètres, depuis l'arrêt de bus elles pouvaient le voir dépasser des autres bâtiments. En effet, leur établissement comptait quatre-vingt étages et dominait largement les autres immeubles du quartier, dont la moyenne était d'environ cinquante étages. La capitale, la mégalopole dans laquelle elles vivaient, s'étendait sur des dizaines de milliers de kilomètres carrés et couvrait un quart de la surface du pays.
Ailleurs en Frangleterre, d'autres grandes villes se développaient encore depuis deux-cents ans. Un quart du pays était vierge de toute ville. Propriété de l'Etat, cet immense espace dénudé servait à cultiver les ressources agricoles ou à élever le bétail. La mer qui séparait les deux parties du pays était un point de pêche et d'exploitation maritime essentiel. Après la « Guerre Propre », survenue deux-cents ans plus tôt, le gouvernement avait d’urgence mis en place des démarches permettant de repeupler les mers et les campagnes, où la plupart des animaux avaient disparu.
Une fois devant la porte d’entrée de la bulle de ses parents éleveurs, Gaëlla posa sa main sur la poignée. Le système reconnut son empreinte digitale et la porte s'ouvrit à son contact.
– Je suis de retour, annonça-t-elle en pénétrant dans le hall.
Son père éleveur n'était pas au domicile ; seule son éleveuse était rentrée du travail, et dictait des notes dans la cuisine, que le système de la bulle intégrait, grâce à son doigt appuyé contre le mur.
– Je peux ? demanda Gaëlla en désignant un gâteau aux amandes, que le four autonome venait de concocter.
– Tais-toi, la rabroua son éleveuse. Tu ne vois pas que je reconfigure ?
La jeune fille s’excusa, avant de s’éclipser de la cuisine, une part de gâteau déjà fourrée dans la bouche.
– Annulation, entendit-elle sa gardienne reprendre d'un ton irrité. Demain, pour seize heures, je veux que la table soit rangée. Oubli du repas de dix-neuf heures trente, remplacement : apéritif à dix-sept heures.
Gaëlla se demanda si ses parents éleveurs préparaient une fête. Elle n'en savait rien, ils lui parlaient peu et communiquaient à peine plus souvent entre eux. Si sa tutrice avait prévu quelque chose, c'était d'ailleurs sans doute seule. La jeune fille entendit la voix suave de la bulle tandis qu'elle s'éloignait pour rejoindre sa chambre :
– Entendu. Modifications sauvegardées. Contenu de l'apéritif ?
– Sandwichs aux algues, chips de criquets, pizzas aux orties pour huit personnes, sodas style kombucha, amuse-bouche d'insectes..., énuméra son éleveuse.
En se laissant tomber sur son lit, Gaëlla n’avait souhaité qu’une chose : grandir, quitter l’école intermédiaire et la bulle de ses gardiens, pour enfin vivre sa propre vie.
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