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 Sa journée de cours terminée, Gaëlla s’était rendue au Bitonio sans trainer, car une pluie brunâtre s’était mise à tomber dès le début de l’après-midi.

Le sable des déserts, porté par les violents vents du Sud, mêlé à la pollution, formaient un cocktail peu ragoutant lorsqu’un orage éclatait sur la Frangleterre. Mais malgré tout, les averses étaient des phénomènes presque rares très appréciés et attendus, pour rafraichir l’atmosphère étouffante des mégalopoles, même en plein mois de décembre.

Une semaine avait passé depuis l’annonce de la nouvelle loi, et Gaëlla n’avait toujours pas commencé ses recherches de partenaire. Même si elle savait que le temps pressait, un nœud d’angoisse lui contractait l’estomac chaque fois qu’elle y pensait, et elle préférait se concentrer sur ses cours pour le moment…

Un vieux cantique de Noël succéda à un titre pop, à la radio diffusée dans le bar. Avec un pincement au cœur, cela rappela à Gaëlla que cette année encore, elle ne connaitrait pas les joies de cette fête. Lorsqu’elle vivait chez ses parents éleveurs, ces derniers ne célébraient jamais Noël. Et depuis la rentrée, elle avait beau essayer de réduire au maximum ses dépenses, elle était tout de même trop sur le fil pour se permettre des écarts en achetant des cadeaux à ses proches. Et de toute manière, avec qui aurait-elle passé la fête du Réveillon ?

Tandis qu’elle nettoyait les tables inoccupées du bar, la mélancolie la saisit à nouveau. Tiano célèbrerait sans doute l’événement avec ses nouveaux amis ; Dacy avec les siens et son copain. Et même si elle avait encore du mal à se l’avouer, Gaëlla savait qu’ils n’étaient pas de véritables amis pour elle, bien qu’ils se connaissent depuis plusieurs années et qu’elle ait cru partager un véritable lien avec eux.

De vrais amis, songea-t-elle, prendraient spontanément de mes nouvelles, me soutiendraient dans les moments difficiles, feraient des compromis pour que je ne sois pas la seule à fournir tous les efforts pour maintenir notre relation, qui s’effrite à vue d’œil…

Après une déglutition qui serra sa gorge d’amertume, elle conclut en son for intérieur :

Non, décidément, je ne perds rien en les laissant sortir de ma vie par eux-mêmes, puisqu’ils l’ont voulu. Je n’ai pas besoin d’eux, et n’ai au bout du compte jamais vraiment pu compter sur eux…

Depuis la semaine précédente, ses réflexions l’emplissaient d’une rancœur sourde, comme la brûlure de son indignation. Elle n’aurait pas dû perdre tout ce temps à s’en faire pour ces gens qui n’en avaient que faire d’elle, se sermonnait-elle. Elle était mieux seule.

Et pourtant, ce constat la blessait plus qu’elle ne voulait bien l’admettre.

– Aïe ! s’écria-t-elle.

Elle recula vivement sa jambe, posa son chiffon sur la table qu’elle était en train de nettoyer, et se massa la cuisse. Dans la rumination furieuse de ses sombres pensées, elle s’était cognée contre l’angle de la table.

– Est-ce que ça va ? s’enquit une voix derrière elle.

Elle se retourna. Le type qui ne quittait jamais son EC des yeux s’était levé et marchait vers elle. Pour la première fois, Gaëlla remarqua la couleur de ses yeux : ils étaient verts. Ses cheveux châtain clair avaient d’étonnants reflets roux sous l’éclairage de la pièce tamisée.

– Oui, souffla-t-elle, irritée par sa propre maladresse. C’est rien, merci.

Elle se détournait déjà pour reprendre sa tâche, son chiffon dans la main, mais le jeune homme insista :

– En fait, je voulais surtout dire : est-ce que tout va bien ? Parce que tu as l’air plutôt… perturbée.

Prise de court, Gaëlla tourna vers lui un regard inquisiteur, la bouche à demi ouverte dans une interrogation muette. Était-elle si troublée que c’en était visible de l’extérieur ?

– Oui, bien sûr, s’empressa-t-elle de répondre, tout va bien.

Une sensation de malaise l’envahit lorsqu’elle songea que le type avait dû l’observer, pour remarquer son mal-être. Il n’était pas si collé à son EC, apparemment…

– Je sais que c’est pas vraiment mes oignons, commença-t-il, mais…

– Alors mêle-toi des tiens, s’il te plait, l’interrompit Gaëlla avec un sourire courtois, pour couper court à la discussion.

Le jeune homme leva les sourcils, tandis qu’elle se penchait sur une table voisine pour la nettoyer.

Lorsqu’elle eût achevé sa tâche, elle retourna derrière le bar, l’esprit ailleurs. Elle mit du temps avant de remarquer que le jeune homme avait pris place de l’autre côté du comptoir, et la fixait sans bouger.

Un frisson nerveux lui parcourut la nuque. Ils étaient seuls dans le bar, les autres rares clients avaient déserté depuis longtemps. Elle ne s’était jamais sentie en danger en ces lieux, et comme ce type n’avait jamais montré de signe qu’il s’intéressait à elle, elle l’avait ignoré jusqu’alors. Mais s’il s’agissait d’un détraqué ? Et qu’il avait choisi cette nuit-là pour s’en prendre à elle ?

Les pires scénarios commencèrent à défiler dans sa tête, tandis qu’elle s’efforçait d’ignorer sa présence, s’affairant à ranger des verres propres sur une étagère.

– Hem, fit-il, se raclant la gorge.

– Oui ?

Contrainte de le regarder en face, Gaëlla lui adressa un sourire poli. Elle tenta de se convaincre que ses peurs étaient irrationnelles et que ce n’était que l’obscurité de la nuit qui faisait galoper son esprit dans des angoisses ridicules.

– Je vais prendre une bière, dit-il.

Il tendit une carte de paiement dans sa direction.

Il était si rare qu’il consomme, qu’à chaque fois, Gaëlla s’étonnait qu’il paye autrement que via son e-wrist. Elle n’avait même plus l’habitude d’utiliser la machine à carte, désuète depuis longtemps, mais conservée par certains commerces un peu vieux-jeu, comme le Bitonio.

Le patron n’avait d’ailleurs pas les moyens d’automatiser son service pour en faire un cybar, c’était pourquoi il était l’un des rares troquets du quartier à employer une barmaid. Cela arrangeait bien Gaëlla, qui avait peiné à trouver un petit boulot étudiant ne requérant pas trop de compétences, collant avec ses horaires de cours, et assez proche de chez elle.

Elle versa la poudre de bière dans une pinte vide, la remplit d’eau, puis la tendit au jeune homme, avant de l’encaisser sans un mot.

Tandis qu’il buvait sa consommation en silence, un coude en appui sur le bar, elle commença à se poser de nouvelles questions sur son compte.

Que voulait-il ? Il était toujours dans son coin, pourquoi décidait-il d’engager la conversation ce soir-là, précisément ? Quelles étaient ses intentions ? Et pourquoi réglait-il encore par carte ?!

D’aussi loin qu’elle se souvienne, mis à part lui, Gaëlla n’avait vu qu’une poignée de personnes utiliser ce vieux moyen de paiement, dans toute sa vie. D’ordinaire, tout le monde utilisait son e-wrist, grâce à la puce électronique implantée dans le poignet, permettant les transactions.

Le e-wrist était le deuxième cerveau des citoyens, leur plus proche allié et la centralisation de toutes leurs données. Il trouvait ses origines dans la montre-bracelet, son ancêtre à l’écran tactile. À son apparition sur le marché, le bracelet digital était un simple accessoire pratique, permettant de consulter ses messages ainsi que l’heure et quelques applications utiles. Puis, en se développant, il était peu à peu devenu un outil essentiel du quotidien de tous, remplissant toujours plus de tâches, multipliant ses fonctionnalités, et devenant de plus en plus accessible.

Cependant, s’il était volé et que le système de sécurité d’accès était piraté, il n’était pas difficile de trouver le domicile, l’historique de la géolocalisation et de toutes les recherches d’une personne, mais aussi de décrypter le dossier médical, les informations bancaires, le casier judiciaire de n’importe qui…

Cela avait constitué l’un des arguments du gouvernement pour justifier la mise en place progressive de son implantation sous forme de puce électronique dans le poignet : ainsi, les risques de perte ou de vol avaient disparus, bien que les incidents de piratage aient malgré tout perduré. Cette mesure permettait d’assurer une meilleure sécurité et d’allier à cela l’aspect pratique, puisqu’il n’y avait plus besoin de bracelet et que tout était centralisé dans une puce intégrée dans le corps, une base de données unique.

Depuis longtemps, l’implantation par seringue intradermique de puces de ce genre, était pratiquée dans les milieux aisés, ainsi que dans de nombreuses entreprises, et facilitait la prise en charge médicale, les paiements et les accès des individus en ayant subi la greffe. Mais face à la menace de l’insécurité toujours grandissante, le gouvernement avait permis l’accès de ce service au plus grand nombre, réduisant les écarts d’inégalités sociales en faisant dégonfler son prix, parfois même en remboursant sa charge dans certains cas.

Avec le temps, la puce avait évolué en une technologie d’hologramme virtuel projeté sur l’avant-bras, le « e-wrist », devenant les nouveaux écrans digitaux centralisés. Il s’était peu à peu développé et répandu de partout dans le monde, mais la question de la sécurité nationale revenait toujours au cœur des débats en Frangleterre.

La puce intégrée permettait une identification immédiate de son propriétaire, ainsi que le traçage de sa localisation et le contenu de tous ses fichiers personnels : n’importe quel délit ou crime commis était automatiquement résolu, car l’auteur des faits, s’il était porteur d’une puce, était tout de suite identifié et appréhendé, puisque ses informations personnelles étaient enregistrées par les systèmes de surveillance présents dans tout le pays.

C’était ainsi que le gouvernement avait instauré, avec l’assentiment du peuple soulagé, l’obligation de l’implantation de la puce électronique, quelques mois après la naissance, afin de montrer que le contrôle de la sécurité était la priorité de l’Etat.

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