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Gaëlla marchait à pas lents le long du tunnel sous-marin transparent qui reliait la terre ferme à sa bulle, à plusieurs mètres de profondeur sous l’eau. Des rangées d’habitations toutes semblables à la sienne défilaient sur les côtés au rythme de ses pas.
Elle ne pouvait nier que son échange avec Romickéo l’avait perturbée. Elle n’aurait pas pensé, après tout ce temps à le voir isolé, le nez dans son EC, qu’il viendrait un jour vers elle, ni qu’il pouvait s’ouvrir ainsi.
Elle se remémora la farouche lueur qui faisait briller ses yeux, lorsqu’il parlait du gouvernement. Il avait des idées, une façon de penser qu’elle n’avait connue chez personne auparavant. Elle imaginait que les révolutionnaires qui s’étaient révoltés au début de la Guerre Propre, devaient avoir cette haine, ce même regard. Sur le moment, cela avait effrayé Gaëlla, qui ne voulait pas s’attirer d’ennuis. Ça n’était jamais bon de fréquenter des individus antisystèmes, ça pouvait même être dangereux…
Pourtant, la jeune fille songea qu’elle-même pouvait parfois nourrir des pensées qui sortaient du cadre vertueux de la société. Il lui arrivait de remettre en question le système, elle l’avait d’ailleurs fait pas plus tard que la semaine précédente… Mais jamais elle n’imaginait sérieusement s’engager dans une lutte, une rébellion contre l’ordre en place.
Elle n’aimait pas la façon dont le gouvernement gérait le pays, mais ce n’était qu’une rancœur personnelle qu’elle alimentait en son for intérieur ; elle n’en était pas à manifester, à revendiquer des droits, à s’insurger publiquement…
Et puis, comme elle se le répétait souvent, cela ne changerait rien du tout.
Elle repensa alors à ce que Romickéo lui avait dit à propos de la justice. Était-elle réellement aveuglée, comme il le prétendait, au point d’être incapable de voir le monde dans lequel elle vivait, sans filtre ?
Il avait l’air de savoir des choses qu’elle ignorait, et ce qu’il avait voulu dire au sujet du contrôle que l’Etat exerçait, l’intriguait. « Tout est fait pour que tu ne te poses pas trop de questions… »
Au fond, même si elle avait pris peur de lui, Gaëlla était désormais curieuse. C’était la première fois qu’elle faisait la rencontre de quelqu’un qui pensait autrement, presque comme elle, qui s’interrogeait vraiment sur le monde…
La jeune fille n’était plus qu’à quelques dizaines de mètres de sa bulle lorsque soudain, l’électricité se coupa dans le tunnel. Plongée dans l’obscurité totale, elle se figea et laissa échapper une exclamation perplexe. Cela ne lui était jamais arrivé, le système du tunnel était éclairé 24h/24h.
D’un mouvement de la main, elle alluma son e-wrist, dont l’hologramme projeta une légère lumière bleue autour d’elle. Elle activa la lampe torche et dirigea son avant-bras devant elle pour avancer.
Une fois devant la porte de sa bulle, elle déverrouilla celle-ci grâce à son empreinte digitale et s’empressa de bondir à l’intérieur.
Il n’y a pas que le système de ma bulle, qui a l’air de défaillir…, se dit-elle.
Elle se demanda si certains de ses voisins avaient eux aussi rencontré des problèmes de la sorte récemment. Comme il était rare qu’elle croise du monde dans la branche du tunnel menant à chez elle et qu’elle évitait d’adresser la parole aux inconnus autant que possible, elle n’avait pas fait la rencontre de beaucoup d’entre eux depuis son arrivée.
Son estomac gargouilla. La jeune fille se rendit compte qu’elle n’avait rien avalé de la soirée, et s’activa pour préparer un snack de sauterelles grillées en vitesse. C’étaient ses insectes préférés ; elle achetait toujours la même marque au rayon protéines du méga-marché de son quartier.
Une fois rassasiée, elle prit une douche – d’une minute trente, régulée par le système de sa bulle, comme tous les habitants de Frangleterre, dans le but d’économiser l’eau –, se brossa les dents, et s’apprêta à plonger dans ses draps.
Elle se souvint qu’il lui restait quelques épisodes à visionner de la série qu’elle regardait dernièrement, mais pour la première fois, elle n’en ressentait pas l’envie.
Son esprit vagabondait trop pour cela. Elle n’arrêtait pas de songer à sa discussion avec Romickéo, et regrettait d’être partie si vite, dans l’empressement d’écourter son discours aux allures complotistes. Peut-être pensait-il des choses compromettantes, mais au moins, il était intéressant…
Puis, spontanément, Gaëlla sentit un élan nouveau poindre en elle. Elle réalisait qu’elle avait besoin de stimulation, de rencontres, de changement… Et elle désirait s’ouvrir à de nouvelles choses. En quelques instants, elle prit sa décision.
Elle était résolue à se rendre à une Après-Midi des Cœurs pour la première fois, ce weekend-là.
Si elle continuait à trainer, elle allait, dans moins de trois mois, se retrouver répertoriée avec un partenaire aléatoire avec qui elle serait contrainte de cohabiter toute sa vie, et qu’elle devrait supporter s’ils ne s’entendaient pas… Alors elle allait faire en sorte de se laisser une chance de rencontrer quelqu’un qui lui plairait, même si ça ne tiendrait peut-être pas sur la durée.
Si elle ne ressentait pas la pression de la responsabilité que cette tâche constituait, elle aurait trouvé ça excitant.
Elle ferma les yeux, la boule au ventre mais résignée, en se promettant de tout faire pour trouver quelqu’un de convenable, avant les trois mois qui lui restaient.
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