La vaste pièce dans laquelle Gaëlla pénétra, était grouillante de jeunes hommes et femmes de son âge, occupés à échanger dans un brouhaha terrible.

En jetant des regards autour d’elle, elle remarqua que la salle était divisée en plusieurs espaces : un coin fauteuils et canapés sur la gauche, une piste centrale vide, et une bibliothèque remplie de jeux de société plus à droite.

Wow, on va vraiment jouer à “La Dernière Pioche” pour rencontrer notre âme sœur ? s’interrogea Gaëlla, dubitative.

– Bonjour mesdemoiselles, bonjour messieurs !

D’un même mouvement, le groupe de jeunes se tourna en direction de la voix, qui retentissait depuis le fond de la pièce, et le silence se fit presque aussitôt.

– Bienvenue à toutes et tous au Centre des Séances d’Approche organisées par le gouvernement. Pour celles et ceux dont c’est la première venue, je vais rapidement expliquer le cadre et le déroulé de cette Après-Midi des Cœurs.

Gaëlla dût se mettre sur la pointe des pieds pour apercevoir l’homme qui parlait. Il était petit, vêtu d’un costume anthracite, ses cheveux bruns clairsemés plaqués sur le côté. De sa position, Gaëlla distinguait le sommet de son crâne dégarni. Les mains jointes, il poursuivit avec un sourire conventionnel :

– Je suis Monsieur Trellot, le facilitateur référent de l’étage 31. Et voici Marilène et Grégoire, qui coordonneront cette séance à mes côtés. Tout au long de cette après-midi, sentez-vous libre de venir nous questionner ou de nous interpeller si quelque chose ne va pas.

Les deux facilitateurs désignés par Monsieur Trellot agitèrent la main et approuvèrent son discours d’un hochement de tête. Il enchaina :

– Ces sessions de rencontres organisées sont scrupuleusement encadrées et nous ne tolérons aucun manquement au règlement, que vous avez signé lors de votre réservation. N’hésitez pas à nous signaler tout comportement déplacé, que vous en soyez victime ou témoin, au cours de cette séance. Je vous le rappelle, vous êtes ici pour rencontrer d’autres jeunes et échanger, dans le but de trouver un potentiel conjoint de vie, pas conclure. Chaque chose en son temps.

Des ricanements et des gloussements résonnèrent dans la salle. Monsieur Trellot ramena le silence d’un claquement de mains impatient.

– Cette Après-Midi des Cœurs, reprit-il, est un espace de découverte. Nous vous conseillons de ne pas rester avec le même partenaire tout le long, même si le courant passe bien. Profitez de ce temps pour rencontrer un maximum de personnes et avoir un éventail de choix plus large au moment du compte-rendu.

Du compte-rendu ? s’étonna Gaëlla.

– Dans la salle, vous trouverez des idées d’occupations, pour apprendre à faire connaissance de manière ludique, continua le facilitateur référent. Nous vous prions de respecter le matériel mis à votre disposition. Toute dégradation, que ce soit des fauteuils ou des jeux, sera sanctionnée, et vous ne pourrez plus revenir aux Séances d’Approche.

Gaëlla sentait qu’autour d’elle, les jeunes commençaient à trépigner, pressés de partir à l’assaut. Un bourdonnement couvrait désormais la voix de Monsieur Trellot et elle devait tendre l’oreille pour percevoir ses paroles.

– Bien ! fit-il plus fort, afin d’être entendu de tous. Nous savons que vous mourez d’impatience de commencer, alors je ne vais pas m’éterniser beaucoup plus longtemps. Gardez simplement à l’esprit que vous pouvez vous amuser, mais conservez le cap sur le but de votre présence ici : trouver votre compagne ou votre compagnon, pour la vie. Montrez-vous réfléchi et responsable, il en va de votre avenir. Vous avez jusqu’à dix-huit heures, mais vous êtes libres de partir avant. Une fois que vous pensez avoir rencontré suffisamment de personnes, remplissez le compte-rendu individuel qui se trouve dans votre espace en ligne, avec le compte via lequel vous avez réservé cette séance, pour faire votre bilan et décider de qui vous voulez revoir. Si vos prétendants vous ont également noté dans leur propre compte-rendu, vous serez mis en relation pour échanger par le biais de la messagerie instantanée du site. Faites les bons choix. Bonne chance !

Dès que le facilitateur référent s’effaça, suivi de ses collègues, le volume sonore des conversations à mi-voix explosa. Gaëlla se sentit aussitôt prise en étau, au milieu de la masse grouillante, où tout le monde commençait déjà à faire connaissance.

Les visages qui l’entouraient étaient tous rayonnants, avides, ouverts. Personne ne semblait déprimé par la perspective de devoir choisir un partenaire de vie dans un temps limité.

Est-ce que je suis vraiment la seule à faire ça à contrecœur ? se demanda Gaëlla, qui se sentait comme une étrangère en ces lieux.

Cela ne l’amusait pas de passer son samedi après-midi dans ces conditions, et la pression qui lui pesait sur le cœur n’avait rien d’agréable. Sa respiration s’accélérait, devenait fastidieuse, chaque fois qu’elle envisageait de passer le restant de sa vie avec quelqu’un qu’elle connaitrait à peine, et une panique sourde, sous-jacente, l’envahissait à la simple pensée qu’elle serait bientôt « mère ».

Peut-être que je prends tout ça trop à cœur, tenta-t-elle de se rassurer. On nous dit de nous montrer sérieux, mais au fond, ça reste la loterie. Ce n’est pas si rapidement qu’on pourra être certains d’avoir trouvé la bonne personne… Alors à quoi bon angoisser, puisque dans tous les cas, on ne peut pas contrôler cela ?

Plongée dans ses réflexions, la jeune fille sursauta lorsque quelqu’un lui tapota l’épaule. Elle leva les yeux, surprise, et se retrouva face à un garçon aux cheveux roux vif, et à la barbe naissante.

– Je te voyais absorbée dans tes pensées, dit-il en se penchant vers elle pour se faire entendre dans la cacophonie de la salle. À quoi tu penses ? T’as l’air au fond du trou !

Gaëlla émit un rire forcé et balaya sa remarque d’un geste nonchalant de la main.

– Je ne pensais à rien de particulier, mentit-elle, pour éviter d’avoir à expliquer son point de vue sur leur situation, j’essayais juste ne pas me faire marcher sur les pieds !

– Ouais, il y a beaucoup trop de monde, brailla le type dans son oreille. Avant, c’était des sessions de quarante max, mais depuis l’annonce de la nouvelle loi, ils ont doublé les groupes, pour pouvoir accueillir tout le monde… Ça te dit qu’on se pose dans les fauteuils pour discuter plus au calme ?

Coincée entre une fille à la dense chevelure frisée qui lui chatouillait l’oreille, et un grand métis aux épaules carrées, Gaëlla essayait tant bien que mal de converser avec le garçon, assis sur un pouf en face d’elle.

– Et du coup, tu veux faire quoi, après l’Académie des Valeurs ?

– Je n’ai pas encore totalement arrêté mon choix, répondit-elle d’un ton évasif. Ce sont des cours très généraux, il y a tellement d’options possibles…

– Ouais, je sais, mais tu devrais te dépêcher de prendre une décision, l’avertit le jeune homme, pour pouvoir choisir tes options l’année prochaine en fonction du métier que tu voudras faire ensuite.

Gaëlla approuva vaguement, et changea de sujet.

– Tu es un habitué des Séances d’Approche ?

– Plutôt, ouais, répondit-il, et j’aurai dix-neuf ans la semaine prochaine, alors je devrais sans doute me presser…

Au lieu d’arborer une expression d’angoisse et de paraitre nerveux à cette idée, Gaëlla fut stupéfaite de le voir sourire largement, le visage éclairé par une sorte de sérénité désinvolte.

– Mais… ça ne te stresse pas ? s’enquit-elle, d’une voix plus étranglée qu’elle ne l’aurait voulu. Tu as sans doute des pistes, alors ?

– Non, j’ai déjà consommé mes options, on va dire. Rien de plus que du plaisir à court terme, avant de finir casé à vie avec un pote, sans doute. En attendant, je prends mon pied. Le vieux grincheux a beau dire ce qu’il veut, on est aussi là pour profiter de notre jeunesse, si tu vois ce que je veux dire.

Gaëlla ne répondit pas tout de suite, prise de court par sa déclaration. Entendait-il par là qu’il ne prenait pas ces démarches au sérieux et qu’il ne venait que pour trouver des coups d’un soir, et recommencer à chaque fois ? D’après son raisonnement, il valait mieux ne pas se prendre la tête, considérer ces séances comme un jeu, et emménager avec un ami au moment limite de se référencer en concubinage.

Comprenant qu’elle perdait son temps avec lui, Gaëlla se leva, bousculant au passage le type aux larges épaules qui la serrait contre la fille aux cheveux frisés.

– Où tu vas ? l’interrogea le rouquin, interloqué.

– Trouver quelqu’un qui ne cherche pas à s’envoyer en l’air tout de suite, répliqua-t-elle.

– Ah ouais ? Eh bah bonne chance pour ça, ricana le type, l’air vexé.

Elle ignora sa remarque et lui tourna le dos pour enjamber les pieds des jeunes assis dans les canapés d’à-côté.