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 Sans lever les yeux, Gaëlla devina le regard compatissant de Hona sur elle. Pour ne pas donner l’impression que cette nouvelle la touchait, elle se reprit rapidement et s’efforça de rire.

– Bah, c’est rien, dit-elle d’un ton qu’elle voulait détaché, il avait trop d’acné à mon goût, de toute façon.

Hona s’esclaffa et passa un bras réconfortant autour de ses épaules.

– Voilà, te prends pas la tête pour ce pauvre type qui a loupé une fille en or ! Viens, on retourne danser ! En plus, c’est le Réveillon de Noël, il faut fêter ça !

La sympathie de la jeune fille toucha Gaëlla, qui se sentit tout de suite ragaillardie par son compliment, et elle la suivit au centre de la piste sans trainer.

De retour chez elle, Gaëlla remarqua que le courant était revenu dans le tunnel. Elle était cependant de plus en plus précautionneuse, car la veille, alors qu’elle avait programmé le système de sa bulle pour lui préparer un sandwich aux algues et pois chiche, seule la moitié des ingrédients avaient correctement été compris dans la recette. Elle avait découvert le reste éparpillé un peu partout dans l’espace cuisine–salle-à-manger, et s’était retrouvée à ramasser grain par grain les pois-chiches dispersés.

Épuisée, elle se laissa tomber sur son lit, après avoir pris sa douche d’une minute trente chronométrée par le système, et s’être lavé les dents avec l’équivalent d’un verre d’eau pour rincer sa brosse et sa bouche. De fatigue, elle avait échappé son gobelet, qui s’était renversé dans l’évier, mais elle n’avait pas obtenu plus d’eau : la dose règlementaire ne pouvait être modifiée, même pour une erreur de maladresse.

Suite à la contamination des eaux potables du pays au cours de la Guerre Propre, et de la diminution progressive de cette ressource rare avec le temps, le gouvernement avait imposé des mesures drastiques pour limiter la consommation d’eau de la population, notamment la régulation de l’approvisionnement pour les tâches quotidiennes, et le recyclage obligatoire des eaux usées de chaque habitation.

En addition au dérèglement climatique, qui bouleversait toujours plus violemment les pays, la Guerre Propre avait, entre autres choses, participé à l’extinction de nombreuses espèces marines et terrestres locales. C’étaient les conséquences de la vague de stérilisation massive, par produits chimiques diffusés dans l’eau, qui avait impacté la Frangleterre.

Depuis, la biodiversité nationale n’avait plus jamais été la même, en dépit des efforts des chercheurs pour parer la catastrophe. À cette époque-là, la priorité de l’Etat avait plutôt été de redresser le pays après la guerre, sur le plan économique, sanitaire, industriel, et plus tard, une fois un semblant de stabilité retrouvé, culturel. Toutes les ressources avaient été concentrées pour assurer une sécurité toujours plus grande.

Étalée sur le dos sur ses draps, Gaëlla sentait ses yeux la piquer, et elle ne résista pas à la tentation de les fermer, bien que ses vêtements sales soient encore en boule au pied de son lit.

Elle toucha du doigt le mur derrière sa tête de lit et articula d’une voix audible :

– Éteindre la lumière de la chambre et annuler le petit-déjeuner habituel de demain matin.

Elle se retrouva aussitôt plongée dans le noir, et son système de configuration répondit :

Entendu. Annulation du petit-déjeuner prise en compte.

La jeune fille préférait éviter de retrouver du beurre de cacahuète étalé sur les murs et des fruits secs éparpillés dans toute la salle-à-manger en se réveillant le lendemain, et trouvait plus sûr de préparer elle-même ses repas, dorénavant. Elle était embêtée de faire face à des bugs du système de sa bulle alors qu’elle n’y vivait que depuis moins de six mois, et envisageait d’appeler le service de maintenance dès le lundi matin. En attendant, elle devrait faire avec jusqu’à la fin du weekend.

Le sommeil commençait à l’engourdir, mais des pensées désagréables vinrent tout à coup remplacer le visage de Hona qui flottait dans son esprit.

Les traits de Lucien, son sourire avant de la quitter pour partir rencontrer d’autres filles, tournèrent en boucle dans sa tête, provoquant une douleur dans sa poitrine.

J’avais l’impression qu’on s’entendait bien, songea-t-elle avec aigreur, mais il a seulement joué un rôle… Ou alors il a trouvé plus intéressant après. Il a eu dix-huit ans récemment, ça lui laisse du temps pour dénicher LA perle rare ; j’imagine qu’il ne veut pas se presser… Et après tout, je m’en fiche. Hona est bien plus intéressante, et au pire, je peux toujours recontacter le garçon qui m’a cochée en retour…

Puis, comme un poison, le rappel que le lendemain, elle serait seule pour Noël, appuya sa contrariété.

Même en tentant de se consoler, la jeune fille ne parvint pas à se débarrasser de l’amertume que provoquait en elle sa déception, avant de tomber dans les bras de Morphée.

Lorsque le technicien envoyé par l’agence de maintenance du système de sa bulle s’en alla, Gaëlla rappela une énième fois son assurance, pour s’assurer qu’aucun frais des charges de réparation ne lui serait facturé. Au vu de ses finances, elle ne pouvait plus se permettre le moindre écart, et elle regrettait d’avoir consommé trois cocktails au bar du Bal des Cœurs, le samedi précédent.

En repensant à la soirée, un sentiment doux-amer l’envahit. Elle avait apprécié la proximité qu’elle avait développée avec Hona, mais le rejet de Lucien lui était tout de même resté en travers de la gorge, même s’ils ne s’étaient pas clairement engagés à se revoir, et qu’il ne lui devait rien. Afin d’éviter de se laisser berner à nouveau par qui que ce soit, la jeune fille prévoyait de durcir son niveau d’exigence, à sa prochaine Séance d’Approche.

Elle avait réservé sa place pour une nouvelle Après-Midi des Cœurs au cours du weekend à venir, songeant qu’elle devait passer en mode « assaut », pour maximiser ses chances de trouver quelqu’un dans les temps. Elle ne se ferait plus d’illusions et choisirait scrupuleusement ses prétendants cette fois-ci, s’était-elle promis.

– Dis, t’aurais pas la correction du dernier contrôle, par hasard ? l’interrogea Rob, le lendemain matin, en cours d’économie.

– Si, attends.

Tandis qu’elle fouillait les dossiers de son bureau digital, Gaëlla sentit le regard du jeune homme sur elle, comme s’il était sur le point d’ajouter quelque chose. Il inspira un grand coup, puis se lança :

– Tu sais, je vais avoir dix-neuf ans dans une dizaine de jours. Je suis allé à des tas de Séances d’Approche, depuis le début de l’année, mais je n’ai trouvé personne avec qui ça a marché sur la durée…

Gaëlla releva la tête de ses notes digitales pour le regarder dans les yeux, redoutant la suite.

– Alors… Comme le temps presse pour moi, et qu’on est un peu… proches, j’ai pensé… Enfin, on planche souvent ensemble sur des travaux en binôme, du coup… Je me suis dit que peut-être…

– Tu veux me proposer d’être ta conjointe ? déduisit Gaëlla, pour abréger ses souffrances.

– C’est un peu idiot, je sais, bredouilla Rob, blanc comme un linge, étant donné qu’on se fréquente pas en dehors des cours, mais… Après tout, pourquoi pas… non ?

Gaëlla resta un instant immobile, évaluant sa proposition. Le jeune homme ne l’attirait pas vraiment, si elle se montrait honnête. En plus de son manque de tact, elle avait remarqué que Rob était passablement chouineur, quand il était contrarié – soit plusieurs fois par jour, car il supportait mal la moindre remarque, et la jeune fille n’avait pas toujours sa langue dans sa poche.

Pesant le pour et le contre de refuser sa suggestion, elle songea qu’il était plus sûr de ne pas se fermer de porte pour le moment, et qu’elle ferait le « tri » plus tard, si elle avait plus d’options.

– Je vais y réfléchir, lâcha-t-elle finalement.

– Bien entendu, s’empressa de répondre Rob, l’air immensément soulagé. J’aurais juste besoin d’une réponse avant les onze jours qu’il me reste, tu comprends…

– Pas de problè…, commença Gaëlla, mais au même moment, la lumière de l’amphithéâtre s’éteignit.

– Qu’est-ce que… ?

Le soleil matinal de décembre étant caché derrière une épaisse couche de nuages, la grande salle aux rares fenêtres, se retrouvait comme en pleine nuit. Les exclamations à peine étouffées des autres étudiants résonnèrent autour d’eux. Le professeur qui donnait cours, sur l’estrade de l’amphithéâtre, appela d’une voix forte au silence.

– Ce n’est qu’une panne de courant, pas la peine de s’exciter ainsi ! les rabroua-t-il. Allons, un peu de calme, la lumière va revenir dans un instant !

Mais d’après les bribes de conversations que Gaëlla pouvait capter, elle n’était pas la seule à subir ce genre d’incidents chez elle ces derniers temps. Dans la pénombre, chacun relatait avec vigueur à ses voisins comment son grille-pain, la pompe de ses toilettes sèches ou sa douche, lui avait fait défaut récemment.

– Toi aussi, tu as eu des problèmes avec le système de ta bulle ? questionna-t-elle Rob, se souvenant qu’il vivait dans un quartier sous-marin, comme elle, mais de l’autre côté de la ville.

– Oui, répondit-il, d’un ton troublé. Il y a des interférences quand je veux diffuser de la musique, ça ne me l’a jamais fait avant… Et mon frigo a eu des bugs de température aussi, j’ai dû jeter la plupart de mes produits frais, il y a trois jours. Je pensais que ce n’était qu’un petit souci passager, mais ça a l’air d’être commun à presque tout le monde…

Gaëlla hocha la tête pour confirmer, avant de se rappeler que dans l’obscurité, Rob la distinguait à peine. Stupéfiée par l’ampleur du bouleversement qu’elle découvrait, elle resta sans bruit à écouter monter l’angoisse dans les voix de ses camarades, tandis que le professeur s’égosillait pour tenter de rétablir le calme.

C’était évident, quelque chose clochait, se dit-elle. Et ce n’était pas bon signe. Jamais il n’y avait de bugs généraux dans les systèmes informatiques et électroniques de la ville.

La jeune fille sentit le frisson de l’angoisse lui chatouiller le dos, mais aussi celui, sans qu’elle ne sache le reconnaitre, de l’adrénaline.

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