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Après les cours, Gaëlla prit le bus pour se rendre au Bitonio, et se rendit compte, en consultant les articles de l’actualité sur son e-wrist au cours du trajet, que les pannes de courant et les bugs électroniques dont elle et de nombreuses personnes se retrouvaient victimes, étaient généralisées dans tout le pays.
Des tas de témoignages similaires à ce qu’elle expérimentait ou à ceux qu’elle avait entendu de la bouche des étudiants, étaient relayés par les médias. Des mères éleveuses inquiètes prenaient la parole pour raconter que depuis plusieurs jours, elles n’étaient pas en mesure d’accompagner leurs jeunes enfants à l’école, car les transports en commun étaient paralysés dans tout leur quartier ; des familles entières étaient coincées à l’intérieur de leur bulle car le système de sécurité était buggé ; des dizaines de cas d’individus brûlés par l’eau de leur douche subitement déréglée étaient recensés aux quatre coins du pays…
D’après les autorités, qui avaient réagi en assurant que tous les moyens étaient déjà mis en œuvre pour remédier à la situation, ce n’était qu’un souci technique général passager, et tout rentrerait dans l’ordre sous peu.
Pourtant, quand elle voyait les vidéos des victimes terrifiées, blessées par leurs appareils électro-ménagers ou par le système de configuration de leur habitation, Gaëlla doutait que les choses se tassent si facilement. C’était une belle pagaille, et tout le monde semblait touché.
C’était donc l’esprit préoccupé que la jeune fille débarqua au Bitonio pour entamer son service. L’espace d’un instant, elle fut tentée de contacter Dacy et Tiano, pour leur demander s’ils étaient atteints des mêmes phénomènes qui enflammaient la toile, mais se ravisa.
Elle n’avait reçu aucun signe de leur part indiquant qu’ils comprenaient qu’elle prenne ses distances. Ni même qu’ils s’en rendaient compte. Ils ne lui avaient pas souhaité de bonnes fêtes, elle non plus. Elle se demandait si leur lien allait vraiment se terminer ainsi : sans aucune confrontation, juste par le fait de ne plus prendre de nouvelles les uns des autres ; ou s’ils finiraient par revenir vers elle pour demander des explications sur son silence, et qu’elle leur balancerait ce qu’elle avait sur le cœur. Dans son esprit, la jeune fille les avait déjà exclus de sa vie, mais le fait qu’ils ne semblaient pas le remarquer la blessait tout de même, elle ne pouvait se le cacher.
– Bonsoir.
Gaëlla se retourna et posa le balai élimé avec lequel elle nettoyait le sol crasseux du bar.
La porte d’entrée venait de s’ouvrir sur Romickéo. Le jeune homme se dirigea vers la table qu’il occupait coutumièrement, sans la regarder lorsqu’il fut à sa hauteur.
– Tu n’étais pas là, ces derniers temps, remarqua Gaëlla.
Il s’était mêlé de mes affaires l’autre soir, je peux bien me le permettre aussi…, songea-t-elle.
Il leva vers elle un regard attentif.
– Je dis ça parce que d’habitude, tu viens plus souvent au cours de la semaine.
– J’avais à faire ailleurs, répondit-il en haussant les épaules. Même si on ne dirait pas, j’ai une vie, en-dehors de ce bar.
Gaëlla avait été frustrée de ne pas le revoir plus tôt, elle avait eu envie de revenir sur leur discussion à propos du contrôle de l’Etat et d’en savoir plus, à présent qu’elle avait poursuivi sa propre réflexion de son côté.
Voyant qu’il ouvrait son EC et s’apprêtait à plonger dedans, elle lança la première chose qui lui passait par la tête pour poursuivre la conversation, dans le but d’amorcer le sujet plus tard.
– Tu as sans doute entendu parler de ce qu’il se passe en ce moment. Est-ce que tu as des problèmes dans ton logement, toi aussi ?
– Oui, je n’ai que de l’eau froide. Mais l’avantage, c’est que mes minuteurs de régulation sont déréglés aussi, alors je peux prendre de très longues douches… glacées.
– C’est vraiment bizarre, toute cette histoire, marmonna Gaëlla. J’ai lu un article, en venant par le bus, qui suspecte un piratage massif, de la part d’une organisation révolutionnaire. Le même genre de sectes que ceux qui ont commencé la Guerre Propre.
– Je l’ai vu passer aussi. Et ça te fait peur ? l’interrogea Romickéo.
Gaëlla réfléchit un instant. Les risques d’une telle perspective étaient terribles, mais elle n’approuvait pas toutes les méthodes du système en place, malgré le confort qu’il leur assurait. Quelque part, au fond d’elle, elle espérait un changement. Elle ne pouvait pas avouer ce désir à n’importe qui, mais songea que Romickéo partageait sans doute son opinion.
– Je m’inquiète juste pour le peuple, dit-elle finalement. Pas pour l’Etat. Je dois admettre que j’ai presque envie de voir le gouvernement dans la panade, assister au spectacle des plaintes par millions qu’il va devoir gérer face à cette situation…
– C’est vrai, ça a quelque chose de jubilatoire, approuva le jeune homme avec un sourire. Mais garde en tête que ce seront nos impôts, qui vont payer les services publics impactés…
– Oui, mais ça leur donnera de la peine, et les problèmes liés aux biens personnels seront pris en charge par les assurances, qui seront fragilisées, insista-t-elle presque férocement. La plupart des assurances sont en très bons termes avec l’Etat. Il va sûrement les dédommager, pour les aider à surmonter cette crise.
Elle tentait de mener la discussion sur le sujet qui l’intéressait, mais Romickéo ne semblait pas mordre.
– C’est la même chose, répliqua-t-il patiemment. C’est de l’argent public dans tous les cas. Cela va juste affaiblir notre système économique.
Gaëlla rougit un peu. Elle se sentait ingénue (l’économie n’était toujours pas son fort), et comme une enfant trop jeune pour saisir les enjeux du monde qui l’entourait.
– Alors, si c’est des hackeurs rebelles qui sont à l’origine de tout ça, quel serait pour eux l’intérêt de mettre à mal l’économie du pays ? Pour mieux renverser le pouvoir ?
– Je suppose. Enfin, pour le moment, rien n’atteste qu’il s’agisse d’une organisation. Ce ne sont que les rêveurs qui espèrent secrètement que les choses bougent, qui se projettent. Ce n’est pas contre toi, ajouta Romickéo avec un sourire presque affectueux.
– Mais je croyais que tu n’étais pas satisfait de la façon dont fonctionne le système, s’agaça Gaëlla, frustrée de l’herméticité du jeune homme à ses tentatives de connivence. Tu disais toi-même l’autre jour, que ta vision d’un monde réellement juste était utopiste. C’est peut-être en train de changer, qui sait ?
– Je tiens mal l’alcool, soupira Romickéo en riant, une pinte dans le nez m’avait suffi à divaguer et à partir dans des délires ridicules… La bière en poudre est trop concentrée, si tu veux mon avis.
Gaëlla sentit la déception l’envahir. Alors finalement, elle n’avait pas rencontré un antisystème… Juste un gars comme elle, qui ne s’avouait même pas qu’il contestait les doctrines imposées par l’Etat.
Elle ne lâcha cependant pas prise, et s’entêta :
– Pourtant, d’après la façon dont tu parlais de la réelle situation du pays, tu avais l’air d’être au courant de choses que j’ignorais. Tu avais dit que le gouvernement cherchait à montrer que tout était sous contrôle pour rassurer le peuple, faire en sorte qu’il ne remette pas en question le système, mais qu’il y avait en fait plus d’injustice et d’inégalités autour de nous qu’il ne le laissait croire.
Romickéo resta un instant bouche bée, l’air remué, puis secoua la tête en ricanant.
– Je te l’ai dit, l’alcool ne me réussit pas, même à faible dose… Je faisais l’intéressant, en réalité, je n’en sais pas plus que toi sur les intentions de l’Etat. Mais ceci dit, il y a vraiment des inégalités dans ce pays… Sinon, au fait, tu as passé de bonnes fêtes ?
Gaëlla le fusilla du regard, dépitée d’avoir placé en ce type l’espoir d’élargir sa réflexion personnelle sur le système. Elle ne pouvait se faire une opinion que par elle-même, songea-t-elle.
– J’ai passé le réveillon de Noël à danser dans un Bal des Cœurs, répondit-elle sèchement, mais à part ça, non, rien d’extraordinaire.
Elle vit Romickéo tressaillir nerveusement et l’interrogea du regard. Il se racla la gorge et la questionna :
– Et… tu trouves ton bonheur avec ces activités, pour le moment ?
La jeune fille haussa les épaules et répondit d’un ton dégagé :
– C’est trop tôt pour le savoir, je ne suis allée qu’à une Après-Midi des Cœurs, avant ce bal. Mais j’y retourne ce weekend. Je dois me dépêcher, mon anniversaire approche…
Du coin de l’œil, elle vit Romickéo pâlir. Il surprit son regard et s’agita sur sa chaise, l’air mal-à-l’aise, avant d’ouvrir rapidement son EC.
– Quelque chose ne va pas ? l’interrogea-t-elle.
– Il y a un festival de musique techno vers le Quartier des Affaires, ce weekend, sinon, dit-il sans détacher les yeux de son écran. C’est aussi un bon moyen de rencontrer des gens naturellement…
– Si tu proposes de m’inviter, désolée, mais j’ai déjà réservé mes Séances d’Approche, ricana Gaëlla.
Les garçons peuvent se montrer si sûrs d’eux mais si timides dans certains contextes, parfois…, pensa-t-elle, amusée.
– Bonne chance, dans ce cas, dit Romickéo, toujours sans lever les yeux de son EC.
Sa voix semblait presque étranglée. Gaëlla se détourna, pouffant intérieurement.
Alors c’était bien ça, elle lui plaisait, déduisit-elle… Probablement depuis le début, et peut-être revenait-il à chaque fois pour la voir. Sans doute n’avait-il pas osé l’aborder tout ce temps et avait seulement saisi sa chance la semaine précédente.
Tandis qu’elle passait un coup d’éponge sur le comptoir et laissait ses scénarios mentaux l’emporter, Gaëlla observa discrètement le jeune homme.
Exagérément absorbé par son EC, dont la lumière donnait à ses mèches châtain clair des reflets mauves, il avait l’air de quelqu’un désireux d’afficher une expression impassible.
Il a du charme, admit-elle, un peu troublée, et même s’il se révèle moins intéressant que je ne le croyais, il faut bien avouer qu’il est attirant…
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