17
Gaëlla se présenta devant les portes du Centre des Séances d’Approche, qui s’ouvrirent aussitôt. Lorsqu’elle pénétra dans le sas, la voix du système l’accueillit en annonçant l’identification et l’analyse.
Le laser vert passa alors sur son corps, et lorsque l’instruction de se débarrasser de tout objet dangereux retentit dans le sas, la jeune fille se rappela qu’elle avait oublié de récupérer son collier à dent de requin, en partant la fois précédente.
Mince, songea-t-elle, tandis que la porte devant elle s’ouvrait pour la laisser passer, comment et où est-ce que je vais le retrouver ?
Elle avait si peu l’habitude de le porter qu’elle n’avait pas pensé une seconde qu’elle l’avait oublié, mais tenait tout de même à le récupérer.
Jetant un coup d’œil à l’heure sur son e-wrist, elle préféra se rendre à sa Séance d’Approche dans un premier temps, et s’en soucier ensuite, pour être sûre de ne pas arriver en retard.
Elle avait eu du mal à se rendre au Quartier des Rencontres, à cause de nombreux problèmes techniques sur les lignes de bus qu’elle empruntait pour venir. Les bugs électroniques se multipliaient de toutes parts, et elle-même peinait de plus en plus à maintenir sa bulle en fonctionnement, sans que son quotidien ne soit trop impacté par les défectuosités répétitives.
Le matin-même, elle avait découvert une fuite d’eau derrière sa machine-à-laver, manifestement due au déclenchement impromptu d’un cycle de lavage au cours de la nuit. Elle avait tenté de joindre le service de dépannage, mais était restée en attente plusieurs heures, avant d’abandonner. Toutes les entreprises de réparation étaient surchargées, et les lignes pour contacter les assurances, saturées. Gaëlla s’était donc résignée à prendre son mal en patience…
La réception d’un message fit légèrement vibrer son poignet. C’était Hona, avec qui elle avait échangé ses coordonnées le weekend précédent, qui lui demandait si elle était déjà arrivée.
Les deux jeunes filles avaient réservé la même session d’Après-Midi des Cœurs, afin de passer du temps ensemble, et cela enchantait Gaëlla. Elle se demandait cependant si Hona considérait leur relation comme purement amicale, ou si elle envisageait de développer un lien plus intime avec elle. L’attirance qu’elle ressentait à son égard la poussait à espérer cette seconde option, mais depuis plusieurs jours, Romickéo trottait également dans sa tête.
Son attitude envers elle lui avaient laissé deviner qu’il n’était pas insensible à son charme, et cette découverte l’avait troublée. Elle n’avait toutefois pas eu l’occasion d’échanger de nouveau avec lui après la soirée où il s’était réfugié derrière son EC, car le jeune homme n’était pas revenu au bar depuis.
– Gaëlla ! l’interpella Hona, au bout du couloir. Par ici !
La jeune fille s’empressa de la rejoindre, le sourire aux lèvres. Elle errait dans l’étage où leur session commune était sur le point de commencer, tentant de localiser sa nouvelle amie.
Cette dernière était vêtue d’une jolie robe verte et de collants brillants. Ses cheveux blonds et raides étaient détachés, ils s’étalaient sur ses épaules, tombant dans son dos dans une ligne parfaite.
– Alors, tu as revu le gars aux lunettes dont tu m’avais parlé ? l’interrogea Gaëlla à brûle-pourpoint.
Le visage lumineux de Hona s’assombrit un instant.
– Non, ce goujat m’a posé un lapin, jeudi soir, pesta-t-elle. Il aurait eu un empêchement de dernière minute, soi-disant… Et plus de nouvelles depuis.
– Oh. Désolée pour toi. J’espère que tu ne nourrissais pas trop d’espoir de construire quelque chose avec lui…
– Non, non, ce n’est en général pas en un rendez-vous, que l’on peut cerner quelqu’un. Je n’aurai pas perdu trop de temps avec celui-là, au moins, relativisa Hona.
Gaëlla se fit la réflexion qu’à sa place, elle-même aurait considéré ce faux bond comme une perte de temps, justement. Elle songea qu’elle avait sans doute beaucoup d’attentes et d’exigence, et se rappela sa réaction face au rejet de Lucien. Désormais, son sentiment de trahison lui paraissait dérisoire et ridicule… Ils ne se connaissaient pas, au final. Sa décision de ne pas la revoir ne devait pas l’impacter à ce point, se sermonna-t-elle.
– J’ai oublié de récupérer mon collier, la semaine dernière, informa-t-elle Hona. Tu saurais à qui je peux m’adresser pour savoir où le trouver ?
La jeune fille réfléchit, puis pianota sur son e-wrist et dit :
– Laisse-moi regarder le plan de l’immeuble. Ça doit être là, au bureau des inventaires. On ira après notre séance.
Au même instant, la porte de la salle devant elles s’ouvrit. Leur activité allait débuter.
Lorsque les deux jeunes filles ressortirent, la session n’était pas terminée, mais elles avaient convenu qu’elles en avaient assez vu. Le vacarme dans la grande pièce était insupportable, les facilitateurs tentaient par moment de demander au groupe de baisser d’un ton, mais les jeunes étaient tout simplement trop nombreux.
– Ils ont encore rajouté du monde, c’est fou, s’exclama Hona, une fois qu’elles furent dans le couloir.
– C’est ridicule, on s’entendait à peine, maugréa Gaëlla. Et personne ne faisait d’effort pour parler moins fort…
– Oui, j’avais envie de hurler à tout le monde de la boucler, mais ça n’aurait fait qu’empirer le problème… Remplissons notre compte-rendu maintenant, comme ça ce sera fait, suggéra son amie.
S’appuyant contre le mur opposé, les deux jeunes filles se connectèrent à leur compte « Cœurs à prendre » et ouvrirent chacune leur fichier.
– Mmh, voyons… Le mec en salopette était mignon et m’a bien fait rire, commença Hona, le petit avec les cheveux bouclés était gentil, la fille aux tresses aussi…
Gaëlla, qui avait également échangé avec cette dernière, approuva.
– Oui, elle avait un joli sourire. À part elle, je crois que je vais seulement cocher le garçon avec qui j’ai joué aux échecs. Il est futé et j’aime bien son humour fin.
Une fois leur sélection validée, elles descendirent au rez-de-chaussée de l’immeuble, en quête du bureau des inventaires, pour réclamer le collier de Gaëlla.
– Tiens, c’est ici qu’ont lieu les soirées Jeux d’Arcade, remarqua Hona alors qu’elles traversaient un couloir de l’étage, où une file d’attente s’étirait devant une porte ouverte. Il y en a d’ailleurs une sur le point de commencer.
Gaëlla tourna la tête pour voir l’intérieur de la pièce en question. Elle aperçut fugacement des dizaines de bornes de jeux vidéo aussi récents qu’anciens, et nota mentalement de s’inscrire un jour à l’une de ces sessions.
Elle fit mine d’ouvrir la bouche pour partager son enthousiasme à Hona, lorsqu’elle repéra tout à coup Lucien dans la file d’attente. Il était en train d’aplatir un épi blond au sommet de son crâne et figea son geste en l’apercevant à son tour.
Leurs regards se croisèrent et la jeune fille soutint fièrement le sien tandis qu’elle passait à sa hauteur. Il rougit et finit par détourner les yeux.
– Ah, on y est, s’exclama Hona, qui n’avait rien remarqué.
Elle pointait du doigt un secrétaire d’accueil circulaire au fond du couloir, indiquant « Bureau des inventaires ».
La femme derrière le comptoir les accueillit avec froideur. Lorsque Gaëlla exposa sa requête, elle leur aboya presque de la suivre. Se levant, elle ouvrit une porte derrière son bureau, révélant des marches qui s’enfonçaient dans les profondeurs du bâtiment, et commença à descendre sans les attendre.
Hona lança un regard faussement terrifié à Gaëlla et les deux jeunes filles s’esclaffèrent, avant de s’engouffrer à leur tour dans l’escalier. Elles rejoignirent la femme plusieurs mètres plus bas, et découvrirent une pièce remplie de vêtements et d’accessoires empilés.
– On conserve les objets égarés ici, dans le sous-sol, les informa leur guide, remontez quand vous avez trouvé votre collier, et ne mettez pas le bazar dans les piles.
Elle les planta sur place pour regagner son bureau, et les deux jeunes filles commencèrent à s’activer pour mettre la main sur le bijou, au milieu des accessoires.
– C’est fou, le nombre de trucs que les gens oublient, commenta Hona.
– Avec leur système de sécurité capricieux, tu m’étonnes qu’on ne pense pas systématiquement à récupérer nos affaires en partant, grommela Gaëlla.
Elles passèrent plus de cinq minutes à farfouiller parmi les casquettes, les bracelets et les objets connectés désuets, tous mélangés entre eux.
– C’est bon, je l’ai trouvé ! s’écria soudain Hona, en brandissant fièrement son poing fermé, duquel dépassait un cordon noir. C’est bien lui, n’est-ce pas ? Je reconnais la dent polie.
Gaëlla s’apprêtait à se pencher vers elle pour examiner sa trouvaille, lorsqu’une terrible déflagration résonna au-dessus de leurs têtes.
Assourdissante, immensément plus puissante qu’un coup de tonnerre, la détonation les fit bondir en hurlant. Les murs et le sol se mirent à trembler d’une force inouïe. L’onde de choc parut tout effacer. Les deux jeunes filles chutèrent brutalement par terre. Le menton de Gaëlla percuta le béton. Une intense douleur lui foudroya la mâchoire.
De la poussière se mit à tomber du plafond, comme si l’étage du dessus s’apprêtait à s’effondrer sur elles. Un fracas épouvantable leur vrilla les tympans, accompagné d’atroces vibrations qui les clouèrent au sol.
Gaëlla n’entendait plus rien. Sa vision était trouble.
Incapable de réagir, pétrifiée sur place, elle fut seulement capable de tourner son regard impuissant vers Hona. Cette dernière avait les yeux rivés au plafond, la bouche ouverte dans une expression de panique ultime. Sa lèvre inférieure s’était fendue dans le choc de leur chute, et son nez saignait abondamment.
Les vibrations se poursuivaient, certaines plus puissantes que d’autres, tels des à-coups dévastateurs.
Gaëlla, toujours figée, sentit un liquide tiède lui dégouliner du menton. La sensation la ramena à son corps et elle se mit à tousser, les yeux larmoyants dans la poussière qui avait envahi la pièce.
Les sons autour d’elles semblaient étouffés, comme si le monde qui l’entourait avait été mis en sourdine. Elle n’entendait qu’un sifflement suraigu provenant de ses propres tympans.
Gaëlla bougea enfin le bras et passa une main fébrile le long de sa mâchoire. Elle sentit aussitôt une vive douleur la traverser de la mandibule jusqu’aux oreilles, et des étoiles dansèrent un instant devant ses yeux.
En tombant sous la violence du premier choc, la jeune fille s’était brutalement heurtée au sol. Elle songea vaguement qu’elle s’était sans doute ouvert le menton, et peut-être cassé la mâchoire. Son genou aussi, la lançait affreusement.
Son cerveau semblait engourdi dans un épais brouillard, et la sensation de surdité amplifiait cette désagréable impression.
Hona lui agrippa le bras avec brusquerie, la faisant sursauter. Sa conscience émergea alors de la tétanie. Elle se tourna vers la jeune fille. Jamais de sa vie elle n’avait vu un regard aussi terrorisé. Les yeux écarquillés de Hona exprimaient le même sentiment d’horreur qui l’envahissait, et fit émerger sa propre angoisse.
– Ho… Ho… Hona, bafouilla-t-elle, en entendant à peine sa propre voix, c’était…
– Je crois que…, cria Hona pour percer la couche de coton qui semblait recouvrir leurs tympans, des larmes d’épouvante faisant briller ses yeux clairs. Gaëlla, je crois que c’était une bombe !
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