18
Gravir marche après marche les escaliers, en s’épaulant l’une l’autre, avait été un calvaire pour Gaëlla. Chaque pas provoquait une pulsation douloureuse dans sa mâchoire, une décharge aigüe qui lui donnait la sensation de lui scier un peu plus le crâne au fil de leur lente avancée. À présent, elles se trainaient dans la cage d’escalier, prêtes à pousser la porte qui les séparait du rez-de-chaussée.
– Attends, haleta Hona, se laissant tomber contre le mur.
Gaëlla percevait les sons avec la sensation d’être derrière une vitre, la voix de son amie était étouffée, et le sifflement aigu qui vrillait à ses oreilles ne l’avait pas quittée.
Les yeux clos, Hona souffla à plusieurs reprises, sa respiration rendue rauque par la poussière et l’effort.
– Ça va ? s’enquit Gaëlla, la voix rocailleuse. Tu saignes beaucoup, au coude.
La délicate robe verte de Hona n’avait plus rien d’une robe verte, abimée, froissée, blanche de poussière et teintée de sang. Le reste de sa tenue n’avait pas meilleure allure. Ses collants brillants étaient déchirés de toutes parts, son mascara avait coulé dans le sang de ses lèvres, et sa belle chevelure était en pagaille, comme si un pétard avait éclaté à sa figure.
Une vilaine éraflure traversait son bras, duquel gouttait un filet de sang. Hona contempla sa blessure d’un air désespéré, puis releva la tête vers son amie.
– On verra ça plus tard. Et toi ? Tu as une belle ecchymose au menton, ça ne te fait pas trop mal ?
– Si, grimaça Gaëlla, mais c’est surtout de mon genou que je vais avoir besoin pour sortir d’ici, et il me fait beaucoup souffrir…
Elle jeta un coup d’œil à ses jambes. Une auréole sombre s’épanouissait sur son jean griffé, au niveau du genou droit. Ses baskets blanches étaient devenues grises à cause des résidus qui les recouvraient.
Inspirant une goulée d’air, et toussant aussitôt la poussière qu’elle avait inhalée, la jeune fille fit quelques pas claudicants en avant, soudain alarmée.
– Hona, gémit-elle, on doit aller chercher de l’aide. Ou essayer d’aider ceux qui sont… dans l’immeuble.
Au regard anxieux que son amie lui lança, Gaëlla sentit la panique enserrer son cœur. Quelle scène d’horreur allaient-elles découvrir derrière la porte ? Eu égard à la puissance de l’explosion à laquelle elles avaient échappé, elle n’imaginait pas l’état dans lequel devait se trouver le reste du bâtiment.
– Tu as raison, articula Hona avec peine, tant sa lèvre fendue avait enflé, on… on doit tenter de porter secours aux autres.
Gaëlla tendit les bras vers elle pour l’inciter à se relever, et l’aida à se hisser debout. Elles se soutinrent mutuellement en passant chacune un bras derrière la nuque de l’autre, et s’approchèrent de la porte close.
Le cœur battant à tout rompre, redoutant ce qui les attendait, Gaëlla se força à ne pas flancher. D’un mouvement commun, elles abaissèrent la poignée. Tirèrent en tremblant.
Hona poussa un cri étouffé en découvrant l’ampleur des dégâts qui s’étalaient sous leur regard, et Gaëlla retint une exclamation de sidération.
Devant eux, des gravats de plusieurs tonnes avaient traversé le bureau courbé de la femme qui les avait renseignées. Cette dernière gisait à leurs pieds, inerte, sous un monticule de débris de plâtre et de béton.
Des pans entiers de l’étage supérieur s’étaient effondrés dans le couloir, d’énormes trous mutilaient le plafond, telles des blessures béantes. Des poutres en métal suspendues dans le vide menaçaient de s’écrouler, des câbles tranchés pendaient comme des lianes.
Sous des éboulis au-dessus desquels flottait encore de la poussière, au milieu du passage, des corps immobiles s’entassaient.
Lorsque l’explosion avait eu lieu, sans doute de nombreux étages plus haut, un mouvement de panique avait dû pousser les jeunes à se précipiter hors des salles, mais ils n’avaient pas eu le temps de fuir.
– C’est horrible, sanglota Hona, secouée par de violents spasmes nerveux contre Gaëlla.
Cette dernière, tout aussi accablée par l’insoutenable vision, se pressa contre elle de toutes ses forces, pour ne pas défaillir.
– Il faut avancer et chercher des… blessés, affirma-t-elle d’une voix cependant chevrotante.
– Je… Je sais, bafouilla Hona, entre deux respirations saccadées. Mais si… tout s’écroule sur nous ? Est-ce qu’on ne devrait pas plutôt trouver un moyen de sortir au plus vite ? Finalement, je… je ne pense pas qu’il y ait des survivants, dans ces conditions…
– On ne sait jamais, répliqua Gaëlla, v-viens, on doit… en avoir le cœur net. Sinon, on s’en voudra toute notre vie.
Résignée, Hona hocha la tête, l’air sur le point de fondre en larmes. Elle resserra son étreinte contre Gaëlla et mit un pied hésitant en avant.
Annotations
Versions