19
Chancelantes, tremblantes, les deux jeunes filles contournèrent le bureau enfoncé avec lenteur et précaution. Elles évoluèrent pas à pas au milieu du couloir dévasté, tentant de garder leur sang-froid face à l’horreur qui les envahissait plus insidieusement à chaque mètre.
– Hé ! lança Gaëlla, aussi fort qu’elle put, lorsqu’elles passèrent devant une salle ravagée par un pan entier de l’étage supérieur affaissé. Quelqu’un est là, blessé ?
Scrutant l’intérieur de la pièce plongée dans la pénombre, le cœur tambourinant contre ses côtes, la jeune fille tendit l’oreille. Son ouïe commençait tout juste à s’éclaircir, la masse cotonneuse qui paraissait collée à ses tympans s’estompait petit à petit, et le sifflement strident qui la harcelait n’était plus qu’un bruit de fond. Elle attendit, mais aucune voix ne lui parvint en retour.
– On continue, la poussa Hona, nerveuse.
Elles reprirent leur marche, clopinant tant bien que mal jusqu’à la porte suivante, tout en évitant les corps sur leur passage. Parvenues à hauteur de la salle suivante, elles répétèrent leur manège, mais osèrent cette fois pénétrer plus profondément dans la pièce.
– Eh, oh ?! s’époumona Hona, extériorisant sa terreur. Si vous êtes coincés, criez ou faites un geste !
Sous leurs yeux, des dizaines de cadavres gisaient sous les décombres, certains dans des flaques de sang. Des membres arrachés étaient visibles au milieu des débris, quelques-uns tranchés par des objets sous le souffle de l’explosion.
Gaëlla réprima un haut-le-cœur lorsque son pied heurta une jambe séparée de son propriétaire.
– C’est le pire des cauchemars, gémit-elle, en proie à un abattement tel qu’elle n’en avait jamais ressenti auparavant.
Elle comprima de toutes ses forces sa bouche de sa main tremblante pour se retenir de ne pas vomir face à l’horreur absolue qui s’imposait à elles.
– Attends, écoute, sursauta soudain Hona, en lui comprimant le poignet.
Gaëlla s’exécuta, aux aguets. La sensation de sourdine qui engourdissait son ouïe s’effaçait, mais le sifflement restait toujours présent, bien que moins fort. Elle n’en était pas certaine, mais elle croyait percevoir le son d’une musique. Il semblait provenir de la pièce d’à-côté.
Les deux jeunes filles échangèrent un regard lourd de gravité. Sans un mot, elles ressortirent dans le couloir, abandonnant derrière elles l’amas de corps sans vie.
– C’est la salle d’arcade, murmura Hona d’une voix faible, tandis qu’elles s’approchaient de la porte close.
Cette dernière s’ouvrit sans résistance dans un grincement funeste, sur une nouvelle vision désolée. Les deux jeunes filles vacillantes se retrouvèrent face à un champ de décombres, éparpillés sur les corps inanimés d’une centaine de jeunes et sur les bornes de jeux défoncées.
L’une d’entre elles brillait dans l’obscurité, au milieu de la salle.
Gaëlla s’en approcha prudemment, enjambant le crâne perforé par une poutre métallique, d’une fille aux cheveux roux, et le buste immobile d’un garçon métis. Hona lui emboita le pas avec plus de réticence.
L’écran brisé de la machine clignotait par intermittence, et projetait une lumière tremblotante sur les gravats qui l’entourait. La musique, un tintement régulier entrainant, émanait de son coffre, et semblait les inviter à lancer une partie sur son tableau tactile. D’après les motifs qui ornaient son imposante carcasse, il s’agissait d’un jeu vidéo de boxe en duo. La borne ne devait pas fonctionner à l’électricité, puisqu’elle était toujours allumée. Les manettes et touches de commande étaient écrasées par un bloc de béton. Gaëlla frissonna face au sinistre de la situation.
Soudain, l’un des visages qu’éclairait la machine accrocha son regard. Elle manqua de trébucher en arrière et se retint de justesse au bras de Hona, atterrée.
À quelques mètres d’elle, les yeux grands ouverts de Lucien fixaient le vide. Son visage dénué de toute expression était lisse et intact ; mais son corps était broyé sous un tas de débris.
C’était infernal. Gaëlla ne pouvait supporter d’en voir plus.
– C’est lui, Lucien, souffla-t-elle d’une voix étranglée, trop choquée pour détourner les yeux du cadavre.
Elle sentit son estomac se contracter, comme prêt à la faire vomir pour de bon. Elle remua la tête pour se faire violence et conserver son calme, puis respira profondément, repoussant les larmes qui affluaient à ses yeux. Une détresse sans nom emplissait son cœur.
Hona lui pressa la main avec douceur et la tira en arrière, pour l’entrainer hors de la pièce.
– Viens, l’encouragea-t-elle d’une voix brisée, il n’y a personne à sauver, par ici.
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