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Le sifflement strident qui la poursuivait la nuit tira Gaëlla de ses révisions.
Elle n’était pas certaine d’avoir récupéré toute sa capacité d’audition, mais préférait subir ces acouphènes plutôt que vivre en sourdine, tel qu’elle l’avait expérimenté au cours des premières minutes ayant suivies l’explosion.
Comme pour suivre en réflexe le sifflement, la douleur dans sa mâchoire se réveilla. Elle se tâta la joue avec une grimace et tourna la tête vers le miroir de sa chambre.
Une jeune fille au regard triste, qu’elle ne reconnaissait pas, la dévisageait. Ses yeux bleus étaient rougis et encerclés par de profonds cernes. Ses joues étaient creuses, ses pommettes sans couleur. Un pansement barrait son nez. Strié d’une cicatrice à peine refermée, son menton gonflé et violacé contrastait avec son teint blafard. Tombant sur ses épaules et dans son dos, ses cheveux châtains bouclés, auparavant nuancés de reflets auburn, étaient ternes.
Soupirant de désespoir, Gaëlla se détourna de son reflet, navrant à ses yeux, pour se recentrer sur ses cours d’économie.
Cela faisait plus d’une dizaine de jours que le drame au Quartier des Rencontres avait eu lieu, pourtant, la jeune fille avait l’impression qu’il s’était écoulé des mois, tant chaque journée et chaque nuit lui paraissait interminable depuis.
Du jour au lendemain, sa vie simple et sans histoire d’étudiante avait basculé dans l’horreur. Elle vivait un cauchemar éveillé qui ne la lâchait pas. Les terribles images imprimées dans sa mémoire comme dans sa rétine la poursuivaient toujours.
Pour ne pas complètement perdre pied, Gaëlla s’était forcée à retourner à l’école quelques jours auparavant. Même si elle n’appréciait pas ses cours, cela lui donnait une raison de se lever le matin, et occupait un minimum son esprit au cours de la journée. Du moins, quand il ne gambergeait pas dans les abysses de l’enfer qu’était devenue sa mémoire…
Lorsqu’elle avait débarqué au milieu de l’amphithéâtre, son sac sur le dos, ses pansements recouvrant ses plaies encore fraiches, un silence total s’était répandu parmi les étudiants, qui l’avaient suivie du regard jusqu’à son siège.
Visiblement, l’information selon laquelle elle avait réchappé à la tragédie qui faisait la une de tous les médias, avait tourné dans les couloirs de l’A.V.C.
Rob, les larmes aux yeux, s’était avancé vers elle et avait timidement ouvert les bras, l’invitant à plonger dans une étreinte amicale. Gaëlla, sentant tous les regards sur elle, avait préféré ne pas risquer de se laisser aller à ses émotions, pour éviter de craquer en public. Elle avait ignoré le geste du jeune homme, et s’était contentée de déclarer d’un ton détaché, en prenant place sur sa chaise :
– Joyeux anniversaire en retard, Rob. Désolée de ne pas t’avoir donné de réponse à temps, par rapport à ta proposition de concubinage. Alors, avec qui t’es-tu recensé ?
Rob, l’air décontenancé, avait ouvert la bouche, sans émettre le moindre son.
– Ne me dis pas que tu as eu un partenaire aléatoire, s’était exclamée Gaëlla, tout en sortant ses affaires de cours.
– Euh, avait bredouillé le jeune homme, déboussolé, si… J’ai emménagé dans une nouvelle bulle, avec une fille assez sympa.
Il avait paru sur le point d’ajouter quelque chose, mais Gaëlla s’était ostensiblement détournée, pour fixer l’estrade en bas des gradins, où le professeur avait commencé à introduire la leçon.
Toute la matinée, elle avait évité le sujet dramatique du mieux qu’elle avait pu. Au moment de la pause déjeuner, elle avait été la première à quitter l’amphithéâtre, afin de ne pas être interpellée et questionnée par ses camarades. Elle s’était installée seule dans un coin de la cafétéria, son EC à côté d’elle, ouvert sur ses notes de cours.
Des espaces de recueillement, de commémoration en hommage aux étudiants de l’université victimes de la tragédie, qui se comptaient par dizaines, avaient été mis en place à plusieurs endroits du campus. Gaëlla était la seule survivante parmi les élèves de l’Académie des Valeurs Citoyennes qui se trouvaient au Centre des Séances d’Approche au moment fatidique.
Même si elle réalisait la « chance » qu’elle avait eue, la jeune fille ne parvenait pas à se sentir reconnaissante de s’en être sortie, et pas les autres. La peine qui l’accablait se joignait à un insidieux sentiment de culpabilité, qu’elle savait pourtant injustifié.
« Le syndrome du survivant… Avant, je ne comprenais pas comment les rescapés de catastrophes pouvaient se torturer avec ça au lieu d’être soulagés d’avoir survécu, eux. Maintenant je sais pourquoi. » avait répondu par message Hona, lorsque Gaëlla lui avait fait part de son sentiment sur le sujet.
Les deux jeunes filles s’étaient progressivement remises à échanger, par le biais de leur e-wrist. Elles s’étaient retrouvées dans un cybar, la veille, pour prendre des nouvelles en face-à-face.
Ni l’une ni l’autre n’avait réussi à détendre l’atmosphère pesante au cours de la soirée. L’humour, pour dédramatiser, n’avait fait que les mener à fondre en larmes toutes les deux, à chaque tentative.
Même si c’était le cœur toujours lourd que Gaëlla était rentrée chez elle après leur sortie, elle avait apprécié pouvoir partager ses ressentis et communiquer sur les difficultés qu’elle traversait. Son abattement était indescriptible, elle ne trouvait pas de mots assez forts pour qualifier sa peine, mais de simples regards compréhensifs de la part de son amie lui avaient été bénéfiques. Toutes deux enduraient la même épreuve. Elles savaient.
Une cellule psychologique avait été ouverte pour les survivants du drame, et Gaëlla avait pu raconter ce qu’elle avait vécu et décrire son état d’esprit lors de plusieurs consultations par appel vidéo.
Elle ignorait si elle pourrait un jour de nouveau fermer l’œil tranquillement la nuit, sans être assaillie de visions sanglantes et prise de palpitations, mais pour le moment, elle vivait au jour le jour. Elle ne parvenait plus à se projeter, tant le futur lui apparaissait comme une perspective abstraite. Chaque instant pouvait être le dernier, se rappelait-elle constamment.
Quelques jours plus tard, la jeune fille se décida à retourner travailler au Bitonio, considérant que son arrêt maladie avait assez duré. Elle ne supportait plus d’être seule dans sa bulle le soir, à ruminer ses sombres pensées. De plus, elle avait besoin d’argent et craignait que son patron ne trouve un moyen de la remplacer, si elle s’absentait trop longtemps.
Au terme de sa journée de cours, durant laquelle elle fut interpellée par de nombreux camarades – elle n’avait pas pu tenir à l’écart les curieux et les personnes désireuses de montrer leur compassion indéfiniment –, elle se rendit ainsi directement au vieux bar.
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