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Plusieurs difficultés techniques sur sa ligne de bus la retardèrent, mais elle arriva sans trop d’encombre et se changea prestement avant d’entamer son service.
Partout dans le pays, les problèmes électroniques continuaient d’impacter le quotidien de toute la population, mais la priorité donnée par les médias aux informations, restait la terrible tragédie du Centre des Séances d’Approche. Jamais auparavant, une action terroriste n’avait été aussi meurtrière, depuis la mise en place du gouvernement, à l’issue de la Guerre Propre.
L’étendue des conséquences dépassait toute forme de rationalité. Les gens étaient terrifiés à l’idée de sortir dans des lieux publics fréquentés, et préféraient se terrer dans leurs habitations dysfonctionnelles. Les services de police étaient constamment sur le terrain, à intervenir pour des altercations transformées en bains de sang, car la tension montait rapidement au moindre frittage, compte tenu de l’actualité.
Malgré les tentatives du gouvernement pour rassurer la population de leurs efforts dans l’enquête de l’attentat, diverses théories pullulaient sur les réseaux, échauffant d’autant plus les esprits. De nombreux citoyens établissaient un lien entre les bugs électroniques généralisés (qu’ils considéraient comme des cyberattaques), et l’attentat. Le piratage de toutes les chaînes de cybervision, juste après la tragédie, les menait à penser que les terroristes étaient responsables des incidents électroniques qui impactaient le pays, et qu’ils avaient ensuite révélés la deuxième étape de leur machination en attaquant le Centre des Séances d’Approche. L’énigmatique et alarmant message qu’ils avaient fait défiler au cours de leur opération d’hacking, suscitait l’inquiétude générale et faisait beaucoup parler.
« La peur commence à changer de camp. Les rats sortent de l’obscurité du trou dans lequel on les a poussés, et ils viennent réclamer justice. L’égalité a un prix, que chacun doit maintenant payer. »
La menace prévenait ouvertement la population, la société tout entière, de leurs intentions. Et ils ne semblaient pas en avoir terminé.
Leur signature, « Les Édiles de l’Ombre », provoquait aussi de vives réactions. L’organisation semblait se définir comme une communauté d’individus exclus qui frappaient pour se venger de torts qu’« on » leur aurait causés. Ils avaient emprunté leur titre arriéré aux magistrats municipaux, détenteurs du pouvoir exécutif des grandes villes de l’époque antérieure à la Guerre Propre. Le terme désignait également les magistrats romains responsables de l’administration urbaine, de la police, de l’inspection des édifices, du ravitaillement ou encore de l’entretien de Rome.
D’après leur avertissement public, la supposition la plus relayée par les médias pour faire du chiffre – et accessoirement tenter de faire avancer les choses –, était que l’entité rebelle agissait dans le but d’exterminer le système et de s’emparer du pouvoir.
L’implication de la presse ne participait cependant qu’à alimenter le chaos ambiant, et les autorités ne semblaient avoir aucune piste.
Gaëlla n’avait pas beaucoup pensé aux terroristes depuis le drame, ni à leurs motivations. Elle avait été trop accablée par la conséquence de leurs actions pour se soucier outre mesure de leur identité, ou de leur dessein. Toutefois, la haine qu’elle nourrissait à leur égard était incomparable, et elle espérait que l’organisation soit démantelée et mise hors d’état de nuire au plus vite. Autant que tous les citoyens affligés, elle voulait qu’ils payent.
Le bar du Bitonio était vide, comme souvent.
Gaëlla tentait de se concentrer pour lire le premier chapitre d’une romance sur son EC, debout derrière le comptoir du bar, mais son esprit était sans cesse perturbé par ses douloureux souvenirs de l’explosion.
Quoi qu’elle fasse, il lui semblait impossible de véritablement se vider la tête. Elle aurait donné n’importe quoi pour être frappée d’amnésie passagère, et reprendre le cours normal de sa vie avant le drame. Bien qu’elle n’en ait jamais pris auparavant, elle envisageait même de se procurer des substances illicites, si les pensées parasites persistaient trop longtemps, pour planer l’espace d’un instant.
Depuis plusieurs jours, afin d’éviter ses déplaisantes insomnies, elle s’assommait chaque soir aux médicaments, pour dormir à peu près correctement et ainsi tenir le coup de la fatigue dans la journée. Elle espérait cependant qu’avec le temps, elle retrouverait un cycle de sommeil normal.
L’ouverture de la porte d’entrée du Bitonio fit lever la tête à la jeune fille, qui abandonna sa lecture et mit son EC en veille.
Romickéo, les yeux au sol, venait de franchir le seuil du bar.
– Bonsoir, lança Gaëlla.
Le jeune homme se figea en l’apercevant. Une expression abasourdie se peignit sur son visage, et il resta interdit un instant.
– Tout va bien ? l’interrogea Gaëlla, déconcertée.
– Je devrais plutôt te retourner la question, rétorqua-t-il dans un souffle.
Son air ahuri laissa place au soulagement. Il précisa, manifestement perturbé :
– Je pensais que… tu faisais partie des malheureuses victimes du… de l’attentat. Comme c’était le patron qui assurait le service du bar à ta place ces derniers temps, et que tu m’avais dit que tu te rendais au Centre des Séances d’Approche le weekend où… c’est arrivé, j’ai cru que tu…
Gaëlla sentit une vague de chaleur affluer à ses joues, touchée par l’attention du jeune homme. Mais, presque aussitôt, son émotion fut remplacée par la douleur des souvenirs de l’accident, et elle ne put s’empêcher de penser à tous les proches des disparus, qui ne connaitraient jamais cette issue positive.
– Non, je suis encore là, marmonna-t-elle, reportant son attention sur son EC.
Romickéo s’approcha du comptoir à pas lents, l’air de ne toujours pas réaliser qu’il la voyait bien sous ses yeux, et poussa un profond soupir.
– Eh bien, c’est une très bonne nouvelle. Je suis content de te revoir saine et sauve, dit-il. Sers-moi un jus de pêche au gingembre, et prends la boisson que tu veux. On va boire à ta santé pour fêter ça.
– Je n’ai pas envie de fêter quoi que ce soit. Encore moins ça, répliqua froidement Gaëlla.
Le visage de Romickéo s’affaissa. Il laissa passer un silence, puis répondit :
– Je comprends. Mais laisse-moi t’offrir un coup quand même, ça se voit que tu en as besoin. Tu n’as sans doute pas l’autorisation de boire de l’alcool pendant ton service, alors…
– Oh, je t’en prie ! Au diable les autorisations, s’emporta alors Gaëlla. Merde, il y a des choses tellement plus importantes, dans la vie !
Romickéo la regarda d’un air incertain et parut hésiter à la questionner. La jeune fille ne lui en laissa pas le temps et enchaina, les yeux brillant soudain d’un éclat vif qu’elle avait perdu depuis des jours :
– J’espère que ta vieille carte bancaire est en forme, parce que j’ai envie d’une bouteille qui va la faire chauffer salement.
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