24
Il y avait longtemps que Gaëlla ne s’était pas mise dans un tel état.
Cela lui rappelait les sorties avec Tiano et Dacy, ses amis de l’école intermédiaire. À leurs côtés, elle était toujours certaine de finir la nuit au-dessus d’un évier ou d’une cuvette de toilettes.
Comme elle ne participait que rarement aux soirées étudiantes de son école, la jeune fille n’avait pas d’occasions de boire, et le faisait toujours modérément depuis son entrée à l’Académie des Valeurs Citoyennes. De plus, tout alcool qui n’était pas à base de poudre grimpait rapidement dans des prix mirobolants, et elle ne pouvait se le permettre. Alors, puisque Romickéo avait proposé de lui offrir un coup, elle avait envoyé balader sa raison et s’était laissée entrainer.
Si ça peut m’aider à oublier ce que je traverse…, s’était-elle dit, avant de débouchonner une vieille liqueur de qualité dans un ploc parfait.
Le jeune homme avait décliné son invitation à l’accompagner pour boire, et s’était contenté de son jus au gingembre, mais cela n’avait pas empêché Gaëlla d’enchainer les verres.
– Je me suis toujours pas fait de potes, dans mon école, déclara-t-elle, au quart de la bouteille. Il y a bien Rob, mais je peux pas dire que c’est un ami… Est-ce que c’est moi, le problème ? Est-ce que je devrais plus m’ouvrir aux autres ? Maintenant, tout le monde m’adresse la parole, mais j’aurais préféré que ce soit dans des circonstances différentes…
Romickéo, qui sirotait son jus en silence, plongea ses yeux verts dans les siens.
– J’imagine que ça doit être horrible, d’être sans cesse sollicitée pour raconter comment s’est passé le… le drame, compatit-il. Ça te force à revivre la scène à chaque fois…
– Oui, je déteste ça. Mais je ne suis plus à quelques fois près. Toi, tu n’as pas envie de savoir les détails ?
Gaëlla vit le jeune homme déglutir.
– Pas spécialement, non, répondit-il d’une voix étouffée.
– Vraiment ? s’étonna Gaëlla, dont la tête commençait vilainement à tourner. Mais si, ne fais pas semblant d’être différent des autres, tu dois bien être comme tout le monde ! Au fond, je suis sûre que tu as cette curiosité malsaine commune à tous les humains. Allez, rien que pour toi, je vais rassembler mes meilleures qualités de conteuse et t’offrir un récit des plus palpitants…
– Je ne…
– On était dans le sous-sol de l’immeuble, une fille et moi, le coupa Gaëlla, ignorant son expression décomposée, mais les raisons n’ont pas d’importance, je vais te faire un début in media res. Un fracas épouvantable a tout fait trembler autour de nous et nous a projeté au sol, en nous assourdissant. Quand on est remontées au rez-de-chaussée, on a découvert un paysage d’horreur. Le plafond de l’étage du dessus était percé, des blocs de gravats étaient tombés partout, les murs s’étaient effondrés sur les gens…
Tandis qu’elle débitait son récit, prenant presque un plaisir cruel à extérioriser son traumatisme, elle constata que Romickéo avait perdu quelques couleurs.
– On a enjambé les corps désarticulés, les membres éparpillés, pour tenter de trouver des survivants, poursuivit-elle, en accentuant le dynamisme dans sa voix rendue pâteuse par l’alcool. C’était l’enfer. Tout le monde était mort dans les premières pièces qu’on a fouillées. Du sang, des visages figés, c’était tout ce qu’il y avait autour de nous…
Du coin de l’œil, elle vit le jeune homme blêmir encore davantage.
– Puis on a rejoint une autre aile du bâtiment, et on a finalement découvert des blessés, enchaina-t-elle. Certains baignaient dans leur sang et celui des cadavres autour d’eux, ils étaient à peine capables de pousser un cri pour appeler à l’aide. D’autres rampaient pour s’extraire des décombres, charcutés par…
– Arrête, s’il te plait, l’interrompit Romickéo, les dents serrées.
– Quoi, je raconte mal ? répliqua Gaëlla, feignant de s’offusquer.
– Je ne veux pas connaitre les détails, on entend assez de choses affreuses sur l’événement dans les médias comme ça… J’évite d’ailleurs d’écouter ou de regarder.
Il se rembrunit et fit tournoyer le fond de son jus dans son verre, sans la regarder.
– Comme tu veux, rétorqua Gaëlla dans un hoquet disgracieux. Mais t’as le privilège d’entendre un témoignage inédit en direct, c’est bête de ne pas vouloir en profiter ! Moi, je ne suis pas une journaliste, j’ai subi l’explosion, j’ai vu les corps, j’étais aux premières loges du cauchemar, dans l’obscurité de…
– Stop, je t’ai demandé d’arrêter ! s’emporta Romickéo.
Tremblant de rage, il échappa son verre, qui roula sur le comptoir et éclata au sol avant qu’il ne puisse le rattraper. Le choc du bruit ramena brusquement Gaëlla à elle-même.
Elle sentit des larmes lui piquer les yeux et s’empressa de tourner le dos au jeune homme. Inspirant profondément, les mains en appui contre le comptoir derrière elle, elle tenta de reprendre le dessus sur ses émotions. Ses sensations physiques étaient amoindries par l’alcool dans ses veines, et son esprit, ralenti. Toutefois, elle réalisait que son comportement avait été inconvenant.
– Désolée, souffla-t-elle, se sentant soudain honteuse. J’avais pas les idées en place, et… je ne sais pas ce qui m’a pris.
Dans son dos, Romickéo ne répondit rien.
– Je vais nettoyer, balbutia-t-elle.
Elle se dirigea vers le balai posé dans un coin de la pièce. Sans oser regarder le jeune homme, elle rassembla les débris de verre dispersés au sol.
Le silence plombant qui s’était installé la mettait d’autant plus mal-à-l’aise, mais elle n’osait pas le briser. Les yeux baissés, elle se saisit d’une pelle en plastique et se pencha pour ramasser le tas d’éclats, qu’elle jeta ensuite dans la poubelle.
– Je ne peux même pas imaginer le cauchemar que tu as dû vivre, soupira alors Romickéo.
Sa voix était réduite à un filet de chagrin.
Un instant, Gaëlla se demanda s’il n’avait pas perdu un proche dans le drame, au vu de sa réaction. Cette pensée renforça sa gêne. Pourquoi s’était-elle défoulée sur lui ? Dans sa situation, elle non plus, l’alcool ne lui réussissait pas, semblait-il…
Elle souffla lentement, puis regarda Romickéo en face. Ce dernier fixait un point dans le vide, semblant se remémorer une scène qu’elle ne pouvait voir. La jeune fille se préparait à lui demander s’il connaissait des victimes de l’attentat, lorsqu’elle sentit son poignet vibrer.
À sa plus grande surprise, c’était sa mère éleveuse, qui l’appelait.
Elle n’avait plus de lien avec elle, ni son père éleveur, depuis qu’elle avait quitté leur bulle, peu avant la rentrée. C’était pourquoi son initiative de la contacter était pour Gaëlla tout à fait inattendue.
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