Gaëlla, stupéfaite, observa le jeune homme se lever et enfiler son blouson.

– Tu pars ? s’enquit-elle, décontenancée. Mais qu’est-ce que j’ai fait ?

Romickéo la regarda, tout en boutonnant sa veste. Toute trace de ferveur avait quitté ses yeux, dont l’éclat s’était éteint.

– Rien, justement, répondit-il. Tu n’as aucune réaction. Je vois bien que ce que je raconte ne t’intéresse pas, et que tu ne me crois pas. Je ne vais pas perdre plus de temps.

La jeune fille, piquée au vif, protesta :

– Parce que tu penses que je devrais gober toutes ces histoires à propos d’espions tueurs embauchés par le gouvernement pour nous exterminer les uns après les autres ? Je suis désolée, mais ça ne me parait pas plausible du tout, non !

– Si tu fais partie des gens qui ne croient que ce qu’ils voient, je pourrais te montrer les preuves de ces découvertes.

– Pff, souffla Gaëlla, une expression dédaigneuse sur le visage, ce ne sont pas quelques photos truquées et des documents trafiqués par des conspirationnistes en manque d’aventure, qui vont me convaincre d’une telle énormité.

– C’est toi qui m’as poussé à te faire part de mes opinions, je te signale ! Je ne t’ai forcée à rien…

– Oui, et ça ne valait pas le coup, finalement, répliqua Gaëlla en baillant largement. Mais ça m’a au moins permis de te cerner : tu es en fait un complotiste bien gratiné.

Le regard de Romickéo devint froid et son ton se fit dur lorsqu’il riposta :

– C’est juste que tu n’as pas envie d’entendre ça. Toi, tu aimerais que je te dise que l’Etat est très méchant, mais pas de cette manière, hein ? Tu t’attends à ce que je te conforte plutôt dans l’idée qu’il manipule les foules à travers ses lois si injustes… Tu ne veux entendre que ce qui touche à ton propre petit confort, pas vrai ? Mais tu ne changerais rien à ce que tu apprendrais, de toute manière. Parce que maintenir cet « ennemi tout-puissant et intouchable » te donnerait des raisons de te plaindre, de critiquer l’ordre en place pour justifier les problèmes dans ta vie, ou comme pour certains, de te sentir exister. Et c’est pour ça que tu fais partie des rêveurs que j’évoquais.

Abasourdie, Gaëlla ne réagit pas tout de suite. Le temps que son cerveau ramolli par l’alcool intègre ce qu’il venait de lui balancer, Romickéo était au pas de la porte.

– Eh ! s’écria-t-elle, tentant de le rattraper pour le confronter en face. De quel droit tu me parles sur ce ton, espèce d’illuminé ? Tu crois me connaitre, tu te permets de me juger, mais pour qui tu te prends ?

Romickéo se retourna un instant.

– Je n’ai pas dit ça pour t’insulter, se justifia-t-il, mais pour t’amener à prendre conscience de ton mode de fonctionnement. Maintenant, c’est ton choix de rester dans ton schéma de pensée réducteur, ou de laisser ton ego de côté pour en sortir. Au revoir.

Il quitta le bar sans un mot de plus. Gaëlla, enragée par son attitude arrogante, cria, bien qu’il fût déjà parti :

– Tu crois être supérieur, mais t’es personne ! Pauvre type, va !

Se retrouvant seule dans le silence du bar, la jeune fille retourna derrière le comptoir, tremblante d’indignation.

Sonnée par leur échange houleux, elle resta prostrée sur son tabouret, à fixer le vide, un long moment.

Elle sentit tout à coup la douleur dans sa mâchoire la tirailler. Cela faisait pourtant des jours qu’elle avait disparu. À son tour, son oreille se remit à siffler sournoisement.

Le visage sans vie de Lucien flottait dans son esprit. Les images de l’attentat défilèrent alors dans sa tête à toute vitesse, se superposant, se mélangeant dans un ballet funèbre et chaotique.

Anéantie par ses visions, aveuglée par des larmes brûlantes, la jeune fille se vit saisir la bouteille de liqueur et la porter à ses lèvres pour boire à même le goulot.

Tard dans la nuit, elle rentra chez elle, reniflant et titubant.