30

5 minutes de lecture

Des expressions figées sur des masques livides. Des membres ensanglantés, démantibulés. Partout, la désolation et la mort. La pénombre. Les yeux immobiles de Lucien. Sa chair à vif.

Soudain, le bras du défunt se mit à remuer sous les décombres. Son visage inexpressif s’anima. Sa main se tendit vers Gaëlla et se referma autour de sa gorge dans une poigne glacée.

La jeune fille se réveilla en sursaut, hurlant d’effroi.

Déboussolée et encore paniquée par son cauchemar, elle se frotta le cou d’un geste tremblant, dans l’obscurité de sa chambre. Il était trop tôt pour se lever, mais elle savait qu’elle ne se rendormirait pas, pas après sa terrifiante vision. Une boule d’angoisse s’était formée dans son ventre, et son compagnon d’insomnie sifflait une fois de plus à ses oreilles.

Elle resta de longs instants, assise contre sa tête-de-lit, à tenter de retrouver son souffle et calmer les battements affolés de son cœur.

Pour la troisième journée consécutive, Gaëlla manqua les cours et resta chez elle ce jour-là, plongée dans une autre phase de déprime. Elle n’y arrivait pas ; non, elle n’arrivait pas à faire comme si tout allait bien de nouveau. Comme si elle pouvait simplement reprendre le cours de sa vie, aller de l’avant et oublier…

Des centaines de personnes avaient trouvé la mort autour d’elle au moment de la tragédie ; des inconnus certes, mais des filles, des garçons de son âge, des hommes et des femmes qui n’avaient rien demandé… Leur vie s’était brusquement arrêtée, sans raison, et la sienne avait continué.

Alors, elle ne pouvait pas oublier.

– Hona, souffla-t-elle lorsque son amie décrocha son appel.

Gaëlla ? fit la voix ensommeillée à l’autre bout du fil. Il est tard, je commençais tout juste à m’endormir…

Le ton de reproche de la jeune fille la fit grincer des dents. Sans doute avait-elle encore du mal, tout comme elle, à trouver le sommeil. Et Gaëlla venait de lui voler cette précieuse opportunité de se soustraire à la cruelle réalité en plongeant dans les bras de Morphée.

– Excuse-moi, bredouilla-t-elle, mais j’ai vraiment besoin de parler.

Tu… ça ne peut pas attendre demain ?

Gaëlla s’apprêta à répondre, mais Hona reprit précipitamment :

En fait, ça ne fait rien. C’est bientôt le weekend, je pourrai faire la grasse matinée. Je t’écoute.

Une vague de gratitude inonda le cœur de Gaëlla, qui eut envie d’avoir son amie à ses côtés, pour la serrer contre elle. Promettant de faire court, elle se lança dans le récit de ses doutes concernant le futur, décrivit avec précision chacun de ses récents cauchemars, et à quel point ils la hantaient toujours, à toute heure. Lorsqu’elle acheva son monologue, elle ne put se retenir de fondre en larmes. Hona prit le temps de la réconforter, puis lui confia :

Tu sais, j’ai cru mourir, ce jour-là. J’ai vraiment pensé qu’on n’en réchapperait pas, et cette terreur me poursuit dans mes rêves aussi. Bien sûr, il y a également les images que je ne peux pas toujours pas chasser, celles des cadavres, du sang au sol, les regards des survivants qui agonisaient, coincés au milieu des gravats… Depuis qu’on est retournées à notre quotidien, il n’est pas passé une heure de la journée sans que je n’y pense. Parfois, j’ai l’impression d’y être encore, dans l’immeuble. J’ai un mauvais pressentiment, comme si le pire se préparait, et je fais une crise d’angoisse, ou j’éclate en sanglots. Ça m’arrive aussi de sursauter quand un bruit soudain me surprend, et de croire que la bombe éclate à nouveau.

Gaëlla écoutait, peinée, le témoignage de son amie. Son expérience faisait écho à la sienne, et même si ses mots étaient durs à entendre, ils lui apportaient une forme de consolation, lui rappelant qu’elle n’était pas seule à souffrir de ces chocs post-traumatiques.

J’ai pensé au pire, plusieurs fois, poursuivit Hona. Mais j’essaye de me changer les idées. Ce n’est pas facile. Pourtant, il faut bien que nos existences reprennent leur cours. Toutes les deux, on doit continuer à vivre, au moins en mémoire de tous ceux qui n’ont pas eu cette chance, ce terrible jour-là. D’ailleurs, j’ai contacté mes prétendants des Séances d’Approche pour m’assurer qu’ils étaient encore en vie. Certains le sont, d’autres ont malheureusement péri dans l’attentat. Mais ça m’a donné un objectif, pour m’occuper l’esprit et trouver un sens à mon errance : j’ai repris mes recherches de partenaire.

Ahurie, Gaëlla l’interrogea :

– Tu… as la tête à ça ? Je n’y ai plus réfléchi depuis le drame… C’est une préoccupation qui me parait tellement lointaine, maintenant…

Au début, non, le cœur n’y était pas, répondit Hona. Mais il le fallait bien. Il n’y a évidemment plus de Séances d’Approche, mais ça ne doit pas m’empêcher de poursuivre ma quête. C’est peut-être idiot et futile, compte tenu de la gravité de notre situation, mais j’en ai besoin. Et cela ne veut pas dire que j’oublie. Comme je te l’ai dit, je pense encore beaucoup à ce qui s’est passé, presque tout le temps, dès qu’il y a du silence. Et mes cicatrices sont là pour me le rappeler, de toute façon. C’est ancré dans ma chair pour toujours. Alors tout ce que je veux, dorénavant, c’est profiter. Ne plus me prendre la tête pour des broutilles. Apprécier chaque moment. Parce que tu le sais, toi aussi, chaque jour peut être le dernier, et nous n’avons aucune idée du temps qu’il nous reste à vivre, alors autant en tirer le maximum de profit…

Lorsque leur conversation prit fin, Gaëlla resta immobile, songeuse.

Vivre avec le traumatisme qu’elle avait expérimenté lui paraissait toujours immensément difficile ; elle savait que le retour progressif à la normalité serait un chemin laborieux, mais le fardeau de sa conscience s’était allégé, grâce aux paroles de son amie.

C’était comme si, en lui partageant ce qu’elle s’autorisait à faire, Hona lui transmettait de sa force pour oser emprunter la même voie, et lui montrait que c’était possible, pas à pas.

Reprendre les recherches de conjoint… Ça me parait tellement absurde, tellement décalé avec mon état d’esprit, pensa-t-elle, et pourtant, je vois ce qu’elle veut dire… Cela ne signifie pas minimiser ce qui est arrivé, ni oublier complètement, puisque c’est de toute manière impossible. Je vais devoir apprendre à vivre avec ce poids, mais elle a raison : il ne doit pas m’empêcher de poursuivre ma propre existence. Même s’il ne faut pas que je me mette la pression, j’ai presque le devoir, en hommage aux victimes, de profiter de chaque jour nouveau qui m’est offert, plutôt que de le maudire…

En se couchant, cette nuit-là, la jeune fille lutta comme d’accoutumée de longues heures pour trouver le sommeil, mais le sifflement dans son oreille ne vint cependant pas la pourchasser.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Hedwige et sa plume ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0