35
Sa requête fut accueillie par un long et embarrassant silence.
Elle essuya ses larmes de détresse et étudia l’expression abasourdie du séduisant visage de Romickéo, à quelques dizaines de centimètres du sien.
– Je sais que ça n’a absolument rien à voir avec ce dont on était en train de parler, se justifia-t-elle, la voix chevrotante, ça tombe un peu comme un cheveu sur la soupe, mais… ça vient de me traverser l’esprit, et disons-le, maintenant je considère qu’il est stupide et inutile d’attendre, quand on sait à quel point la vie est fragile.
Elle hésita, sondant le regard du jeune homme, puis se lança :
– Je crois que tu me plais, et ce que tu viens de me partager, c’est terrible, évidemment, mais ça me laisse penser qu’à tes côtés, j’aurais au moins peu de chance de m’ennuyer, à défaut d’avoir trouvé mon âme sœur. Tu as une ouverture d’esprit que je n’ai encore rencontré chez personne. J’ai récemment compris que je ne veux pas d’une existence banale, je veux contribuer à faire avancer la société. Je pense que tu serais la bonne personne avec qui je pourrais évoluer sur ce chemin. Et… il ne me reste pas beaucoup de temps avant de me référencer avec un conjoint, alors je tente ma chance.
L’air aussi perturbé que s’il venait de la voir sortir une contrebasse de son décolleté, Romickéo resta sans voix encore un bon moment.
Et dire que c’est le mec que j’ai traité de pauvre type et à qui je m’étais juré de ne plus adresser la parole il y a seulement quelques jours…, se fit-elle la réflexion, presque amusée de la situation.
– Eh ben, dit finalement le jeune homme, dérouté, c’est clair que c’était très inattendu…
Gaëlla attendit la suite, accrochée à ses lèvres.
– Je suis flatté par ce que tu me dis, reprit-il, je ne m’en doutais pas une seconde, honnêtement. Surtout avec ce qui s’est passé l’autre soir…
Il parut hésiter, son regard s’assombrit et il conclut :
– Mais ça ne va pas être possible, désolé.
Prise de court, Gaëlla le fixa sans comprendre. Quoi ?
– Oh… Est-ce que… tu es déjà avec quelqu’un ? hasarda-t-elle.
Elle se rappela que le jeune homme avait évité ses questions sur le sujet, lors de leur premier échange.
– Non, ce n’est pas ça, répondit-il, les mâchoires serrées. Je regrette, crois-moi, mais tu vas devoir tirer un trait sur ton idée.
Gaëlla écarquilla les yeux. S’il était célibataire, pourquoi ne lui laissait-il pas une chance ? D’accord, il pouvait refuser de faire d’elle sa conjointe officielle dans un premier temps, mais qu’avait-il à perdre à simplement apprendre à la connaitre ?
C’était trop rapide, songea-t-elle, et ce n’était résolument pas le bon moment… À moins que je ne lui aie jamais plu et que je me sois fait des films…
Devant son air perdu, Romickéo lui dit d’un ton bienveillant :
– Tu es perturbée, je ne pense pas que tu sois réellement toi-même. Ces derniers temps ont été difficiles pour toi, et après tout ce que tu viens de découvrir, ça fait beaucoup…
– Même si ce n’était pas réfléchi, je sais ce que j’ai dit, répliqua Gaëlla en rougissant, soudain furieuse contre elle-même, plus que contre le jeune homme.
Ce dernier détourna les yeux, l’air sincèrement navré. Un nouveau silence gênant s’installa entre eux.
Mais alors, si j’ai mal interprété son attitude à mon égard, pensa Gaëlla, troublée, pourquoi est-ce qu’il avait ce comportement avec moi, qui m’a laissé croire que je l’intéressais ? Cette fois où on a parlé des Séances d’Approche, avant l’attentat…
Le visage sans vie de Lucien passa très vite sous ses yeux. Elle se fit violence pour ne pas se laisser envahir par d’autres images du drame et se concentra sur ce qu’elle avait en tête.
Il avait l’air perturbé, quand je lui ai parlé de mes intentions de trouver un partenaire. J’étais certaine qu’il avait pâli, qu’il était tendu… Il m’avait même plus ou moins proposé d’aller au festival techno à la place, ce weekend-là. Si j’avais su ce qui allait se produire, évidemment, j’y serais allée. Et tout serait différent…
Gaëlla, accablée par les souvenirs qu’elle ne pouvait pas retenir plus longtemps d’affluer dans sa mémoire, trouva quelques taches à nettoyer sur le comptoir, pour s’occuper l’esprit.
– Je vais aux toilettes, bredouilla Romickéo, avant de se lever de son tabouret.
Il sembla éviter son regard, encore embarrassé par leur échange, qui avait indubitablement jeté un froid… Gaëlla se doutait qu’il fuyait le silence pesant. La porte des toilettes, au fond du bar, se referma dans un claquement, sur son passage.
La jeune fille, frustrée, mais pas réellement blessée par son rejet, décida qu’il était inutile de se morfondre plus longtemps sur la situation. Il s’était montré clair, et il n’y avait rien à chercher, à comprendre de plus… Même si elle était surprise de sa réaction, il avait fait son choix.
Elle se sentit tout de même honteuse d’avoir cru avec tant de certitude qu’elle lui plaisait… Quelle erreur de jugement. Elle s’était une fois de plus laissée embarquer dans ses fantaisies imaginaires, interprétant chaque détail comme un signe confirmant sa croyance.
La désillusion la ramenait un peu sur Terre, et elle songea qu’avant tout, le plus important était ce qu’elle avait appris, grâce à lui. L’évidence la fit d’autant plus rapidement recouvrer ses esprits, et elle secoua la tête.
Comment pouvait-elle se laisser distraire par des tracas aussi futiles, alors qu’elle venait de découvrir tant de complots de l’Etat contre le peuple, tous plus dramatiques les uns que les autres ?
Ressaisis-toi, s’invectiva-t-elle, tes bonnes intentions d’aider à faire bouger les choses te sont bien vite sorties de la tête… Non, tu dois te recentrer sur ton but. Toutes ces horreurs, ces mensonges du gouvernement, ce qu’il fait en ce moment-même contre ses propres citoyens… C’est tellement écœurant, révoltant… C’est impensable de laisser passer une telle injustice !
Et soudain, une idée lui vint.
Annotations
Versions