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Gaëlla se demanda s’il se payait sa figure.
Chez lui ? Qu’est-ce que…
Romickéo leva une main près de son visage et elle recula instinctivement.
– Ne…, bafouilla-t-il, tu permets que je t’ôte ton… chiffon ?
Prudente, Gaëlla le laissa retirer le morceau de tissu humide de bave de sa bouche, préparant le florilège d’insultes dont elle allait le gratifier. Aussitôt ses capacités vocales retrouvées, elle cracha par terre pour chasser le goût rance du chiffon, et lui hurla à la face :
– Espèce d’assassin !! Ordure !! Tu mérites de pourrir en enfer !
Mais Romickéo s’était déjà détourné d’elle, et évoluait dans l’allée jonchée d’objets usagés. La jeune fille prit sa réaction comme un affront et redoubla d’ardeur dans ses offenses, employant un vocabulaire de plus en plus injurieux.
Voyant qu’il ne réagissait pas et s’éloignait pour s’enfoncer dans les méandres de la décharge, Gaëlla hésita à prendre ses jambes à son cou. Bien que ses liens l’empêchaient de marcher, elle évalua qu’en sautillant avec rapidité, elle pourrait trouver une cachette au milieu des monticules, et peut-être dénicher un objet tranchant pour se détacher et fuir…
Romickéo se retourna au moment où elle s’approchait d’un tas de pièces de ferraille rouillées et fouillait des yeux le bosquet plongé dans la pénombre, qui bordait la décharge.
– Je te déconseille de fuir par les bois, si c’est ton intention, cria-t-il pour se faire entendre. Des tas de pièges y sont posés, pour la chasse.
Gaëlla serra les dents. Elle eut envie de le rattraper, de le mettre à terre, de le frapper et de lui faire avaler la poussière du sol terreux.
– Je sais que tu n’as pas envie de rester en ma compagnie, reprit Romickéo tout en poursuivant son chemin, mais il va pleuvoir, et j’ai un abri. Et de quoi manger.
Gaëlla hésita à le suivre. Il jouait les indifférents, comme s’il ne venait pas de la kidnapper, et son attitude la mettait d’autant plus en rogne. Elle était consciente qu’il n’avait pas fait tous ces efforts pour la laisser prendre les jambes à son cou une fois arrivés, et qu’il la rattraperait en un instant si elle tentait de s’échapper en clopinant.
Pour se donner du courage et un soupçon d’espoir, elle songea qu’elle aurait peut-être une occasion de l’attaquer par surprise si elle parvenait à lui faire baisser la garde, et le mettre hors d’état de nuire. Oui, dès qu’elle en aurait l’occasion, elle n’hésiterait pas à l’éliminer, se conforta-t-elle, bouillonnante de haine.
Analysant chaque élément qui l’environnait, la jeune fille se mit à sauter à cloche-pied le long de l’allée empruntée par le terroriste, tentant de conserver son équilibre malgré ses chevilles et ses poignets noués. Le paysage désolé qui s’offrait à son regard la ramenait à son propre désespoir, et une bouffée de solitude l’écrasa.
Un peu plus loin, au détour d’un carrefour de monticules de vieilleries qui semblaient dater du siècle précédent, elle repéra une scie, au pied d’une butte de pneus usagés. Son cœur s’emballa et elle redoubla d’efforts pour sautiller jusqu’au tas le plus silencieusement possible.
Devant elle, Romickéo marchait toujours, avec plusieurs dizaines de mètres d’avance. Il se retournait par intermittence pour s’assurer qu’elle le suivait, elle n’avait donc pas beaucoup de temps pour agir.
Les mains et les chevilles toujours aussi fermement attachées, la jeune fille tenta tant bien que mal de se laisser tomber à genoux près de l’outil rouillé, et d’en saisir le manche par les doigts. Cependant, elle réalisa bien vite qu’elle ne parviendrait pas aisément à trancher ses liens, ni à dissimuler une si longue arme sans que Romickéo ne s’en rende compte.
Ce dernier tourna la tête dans sa direction au moment où elle jurait en sentant les crans affutés de la scie lui entailler la pulpe du pouce, alors qu’elle la maintenait entre ses cuisses pour tenter de venir à bout de ses entraves. Il secoua la tête et courut vers elle.
– T’approche pas de moi ! hurla-t-elle.
Elle accéléra ses gestes pour couper ses liens, mais le tissu s’effilochait à peine, et elle ne parvenait qu’à s’inciser les poignets.
Romickéo s’arrêta à sa hauteur et la regarda faire avec une grimace.
– Tu vas te faire mal, commenta-t-il inutilement.
Il posa la mallette de son EC par terre et se pencha vers elle pour lui retirer la scie des mains, en tentant de ne pas la blesser. Gaëlla, en dépit de son épuisement, s’acharna de plus belle, décidée à retourner l’arme contre lui.
Au bout d’une lutte ridicule, la jeune fille finit par échapper le manche et Romickéo balança la scie derrière le monticule, de l’autre côté de l’allée. La jeune fille poussa un cri de rage et le frappa d’un mouvement d’épaule.
Leurs mains saignaient et il pesta en constatant les dégâts, avant de s’essuyer sur son manteau et de ramasser sa mallette.
– Tu ne voudrais pas plutôt qu’on se pose, qu’on parle tranquillement ? dit-il.
Gaëlla retint un rire dément.
– Qu’on parle ? répéta-t-elle, ahurie. Mais quel genre de taré tu es ?! Tu crois que j’ai envie qu’on parle ? Tout ce que je veux, c’est t’étrangler, salopard !
Romickéo encaissa le coup. Il sembla hésiter, puis la soutint par les épaules pour l’aider à se relever.
– Me touche pas !!
Gaëlla se dégagea avec brusquerie. Le regard brûlant d’hostilité, elle se détourna de lui. Il reprit sa route le long de l’allée de détritus en silence. La jeune fille ne le suivit que parce qu’elle attendait le bon moment pour lui sauter à la gorge. Sa peur s’était évaporée, remplacée par une haine et une rage dévorantes.
Quelques dizaines de mètres plus loin, les arbres s’étendaient en bordure de la décharge, marquant la délimitation avec la forêt. Romickéo contourna un imposant tas d’écrans de télévision désuètes depuis des siècles et un amas de roues de vélos tout aussi volumineux, et lorsque Gaëlla le rejoignit derrière, se demandant où il comptait aller, elle aperçut une petite cabane dans les arbres, en lisière de la décharge.
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