Chapitre 6
Chapitre 6
— Tirez, bon sang de bois, tirez !
Ballotés au rythme des voiles malmenées par la tempête, gonflées par le vent qui brutalisaient les cordes enroulées aux poignets d’Héphastos et brulaient sa peau, ses bras n’étaient que chiffes molles. Muscles tendus, prêts à se rompre sous la colère du ciel, jamais il ne pensait à abandonner, seulement opter pour une autre stratégie. Le capitaine vomissait ses ordres accroché au bastingage de ses deux mains et le tricorne, les narguant tous, volaient en rond au-dessus d’eux.
— Plus fort, misérables !
Les talons du corsaire s’enfonçaient dans les planches avec l’énergie du désespoir. Qui était-il misérable être humain pour oser affronter la colère de sa mère ? D’un bond, il cala ses pieds dans les barres de fer de la cale au risque de se briser les chevilles si les malicieuses bourrasques modifiaient leur cap. Les vagues rivalisaient avec la hauteur des mâts s’ils avaient eu la chance qu’aucune ne heurte la coque d’un coup trop puissant, elle ne tarderait à tourner. Le navire tanguait, pauvre proie dans les mains d’un danseur expert.
Pourtant, ils avaient entendu. L’île des marchands avait été leur résidence deux longues semaines jusqu’à ce que le bleu chasse le gris du ciel et que le capitaine juge le danger assez minime pour reprendre la mer. Ce gredin profitait de l’occasion pour allonger l’ardoise d’Héphastos de biscuits, de grains et quelques légumes pour les premiers jours, geste qu’il acceptait d’un froncement de sourcil. Beaucoup vendaient porcs couinant, poule caquetant et moutons bêlant et toute cette cacophonie l’assourdissait, les tympans à vif le rendait d’humeur irascible. Il se languissait du calme monotone de la mer.
Orage qui n’avait rien de freluquet. Sauvage et intrépide, il était survenu alors que le corsaire somnolait dans un hamac, un chiffon sur les yeux à défaut de son chapeau volé, une jambe pendante et les doigts frappant sa cuisse d’un rythme que lui seul entendait. Il refusait que le poison du doute envers son souverain se distille dans son cœur ; le corsaire connaissait les manipulations des viles créatures des bas-fonds en quête de lumière. Le roi avait trop besoin de sa réputation pour le répudier mais il ne pouvait que constater, avec honte, que la sinistre atmosphère de son navire ne lui manquait guère. Il appréciait la cabine nimbée d’or du capitaine, de la chaleur qui en émanait, des portraits qui donnaient à la pièce une impression de vivant. Il savourait avec délice la chaleur des rayons du soleil sur sa peau, de ses orteils imprégnant la cadence des oscillations du hamac. Héphastos redécouvrait avec bonheur la véritable vie de marin.
C’était avant que les feux ne déchirent le ciel, avant que le bateau ne tangue une fois de trop, que la mère ne tende ses bras vers les sabords pour étreindre les deux ridicules canaux à troquer et précipiter sa carcasse dans son corps. L’ancien capitaine ne prit conscience du critique de la situation qu’une fois ses pieds trempés. Il lâcha la corde qui, entrainée, par la tourmente, gifla deux marins avant de s’enrouler autour des mâts.
— Abandonnez-le navire.
Seul un capitaine prononçait ses mots mais Héphastos craignait trop pour sa vie pour attendre les ordres d’un vieux loup de mer aigri. Alors qu’il s’apprêtait à sauter, une main attrapa sa veste.
— Hé, le bleu ! Hurla la fille de son employeur pour couvrir les mugissements du cyclone, le tonneau !
Ses cheveux trempés giflèrent son visage alors qu’elle désignait l’objet ; dans les gouttes d’eau accrochées à ses lèvres, il voyait les éclairs menaçants. Trop frêle pour le jeter seule, ils le saisirent et, ensemble, abandonnèrent le navire. L’air brûlait dans sa poitrine tandis qu’il haletait à la recherche du tonneau, seul point d’ancrage dans une mer en furie, ses doigts glissaient sur les planches et seuls les ongles s’accrochaient aux fines cordes du baril. Devant les brasses timides, sa respiration haletante et les trombes d’eau salées qu’elle recrachait avec véhémence, il la tira vers lui et l’écrasa contre la barrique.
— Bats des pieds ! Accroche-toi.
La froidure de l’eau avait tendance à atrophier les membres, ralentir les mouvements, or, c’était avec une ardeur nouvelle, celle dictée par la survie que la gamine agitait ses jambes. Malgré le rideau de pluie qui s’abattait sur eux, Héphastos discerna d’autres marins accrochés à des radeaux de fortune. Un craquement sourd, glaçant, de ceux qui rappelaient des os se brisant résonna dans la tempête : le navire sombrait. Jamais il n’oublierait la force destructrice des éléments, des éclairs zébrant le ciel tels de longs tentacules arachnéens tendus vers le bateau, ses mâts arrachés et la coque s’enfonçant dans les entrailles de l’océan. La mort les guettait tous.
Une vague d’eau le réveilla. Ses lèvres craquelaient, asséchées par le sel et le manque d’eau potable. Son estomac hurlait famine. Vautrée à côté de lui, la gamine respirait difficilement, affaiblie par deux jours de disette et d’effort constant ; ses longs cheveux ondulaient derrière elle tels de paresseux serpents et derrière ses paupières closes, ses yeux s’agitaient. Héphastos ignorait vers où ils dérivaient, seulement qu’ils se rapprochaient dangereusement des îles des glaces aux températures mortelles. Les survivants s’étaient regroupés en un drôle de cercle, tous plus exténués les uns que les autres. Il posa sa paume sur la joue de la fillette, ravala une grimace au contact de sa peau froide et taquina l’une de ses paupières ; Elle releva péniblement la tête, hybride.
— Papa ?
Puis se rappelant son visage, un enfant secoua sa poitrine.
— Ne t’endors pas.
— Pourquoi ? Personne ne viendra nous sauver.
Elle le jugea avec un regard acéré qui le pétrifia. Sur le visage d’une reine, cette expression signifiait la mort.
— Parce que je veux que tu vives.
Sa sincérité le désarçonna, tant et si bien que sa figue perdit de sa férocité pour afficher une surprise sincère. Il attrapa sa main qui trainait dans l’océan pour la plaquer contre le tonneau.
— Tu mérites de vivre.
— Même si je t’ai… fait des avances ?
— La prochaine fois choisit des garçons de ton âge.
Il se risque à un rictus.
— Accroche-toi au moins pour ne pas mourir vierge si ce n’est autre chose.
— Je ne vois pas en quoi mourir vierge est un problème.
— Vous m’entendez ? Hé !
Une gifle l’accueillit. Il battit des cils, se rendormit jusqu’à ce qu’un poing s’abattisse sur sa mâchoire, assez fort pour l’extraire de sa torpeur. Il en garderait un beau bleu.
— Il survivra.
Avant de s’assoupir, il remarqua un visage blanc penché au-dessus du sien encadré par d’élégantes cornes torsadées et une douce étoffe le recouvrir.
Un jet d’eau glacée le frappa au visage, des gouttes se glissèrent sans ses fosses nasales, ses oreilles, sa bouche entrouverte d’où s’écoulait un filet de bave. Il toussa, cracha et maudit l’imprudent qui avait écourté la sieste d’un corsaire. Il s’interrompit devant la stupéfaite vision d’une créature céleste, la silhouette fine et élancée d’une jeune indigène surmontée d’un visage aux yeux couvant une tempête. Des bris de glace transperçaient sa délicate chair, curieuse hésitation entre le bleu et le blanc mais ce qui retenait son attention fut cet objet doré posé sur l’arête de son nez ; des branches fines et élégantes encadraient ses yeux. Héphastos contracta ses abdominaux, glissa ses coudes sur ses genoux, passa une main sur son crâne mouillé et esquissa un rictus.
— Qui êtes-vous ?
Question stupide.
— Vos sauveurs.
— Merci.
Seul un bref signe de tête lui répondit. Le coriolis lui gelait les os et malgré la couverture serrée entre ses doigts, sa volonté ne fut pas assez forte pour empêcher ses dents de claquer.
— Misérables vers de terre, chuchota la jeune femme dégrafant sa veste dénudant son corps. Ourlé de fourrures et incroyablement chaud, les habitants des îles des glaces, épicentres des terres les plus froides ne se vêtissait que de manteaux lorsque les circonstances l’exigeaient. Le sang ne s’écoulait dans les veines, rouges et chauds comme celui des hommes.
— Pourquoi nous avoir sauvés si vous nous méprisez ?
Interpellés la tête de l’étrangère pivota sur son cou gracile, les muscles de son dos ondulaient sous sa peau, élastiques, souples mais résistants.
— Pour lui.
Du pouce, elle désigna le capitaine agenouillé près de la gamine.
— Tous les humains ne sont pas des lâches, marmotta-t-elle, sa voix étreinte des inflexions de la tristesse.
Le corsaire eut la sagesse de se taire.
— Nous nous sommes déjà rencontrés, capitaine…
— J’ai côtoyé beaucoup de monde.
—… Dans le palais de votre précédent souverain. Un sacré benêt mais au moins a-t-il autorisé nos recherches.
Esprits fertiles sur une terre stérile. De grands artistes doublés de scientifiques dans des palais de glaces aux tours d’ivoire sculptées, aux salles aux couleurs irisées des rayons de soleil. Le corsaire ne les avait observés que d’un œil désintéressé mais il n’aurait pu nier la beauté de ces constructions taillées à même les icebergs, châteaux si élégants défiant la gravité de leurs fontaines inversées. Sculptures si précises qu’elles prenaient vie sous leurs yeux, salle à la décoration étudiée, qu’elles renvoyaient les forteresses des sables à de bancales maquettes enfantines.
Ces îles, capitale des sciences et des arts, attisaient la convoitise des puissants et véritable ville-centre du commerce, elles n’avaient besoin de produire de terre ou nourriture pour survivre. Les riches payaient orge et blé contre leurs savoirs. Les hommes des glaces cultivaient la connaissance comme les terres centrales la guerre et la richesse de leur existence.
— Vous étiez encore un enfant.
— J’avais dix-neuf ans.
— Un enfant.
Depuis qu’il avait perdu navire et grade, tous le traitaient comme un stupide gamin des roues ; terminé le temps où on lui donnait du « capitaine » au moindre son. Elle lui adressa une œillade condescendante, peu gênée par sa nudité. Si les quelques rescapés dévoraient cette sublime créature des yeux, le regard de ses semblables erraient son corps au même titre que les voiles bateau, profondément indifférent. Héphastos ignorait s’il souhaitait montrer là leur supériorité d’esprit, prouver qu’une enveloppe charnelle n’était qu’un assemblage de tissus où était enfermé l’esprit ou s’ils avaient réellement dépassé ce stade.
— Posez votre question.
L’orgueil d’une femelle qui daignait accorder son précieux temps à un cafard.
— Vous ne faites jamais rien pour rien, alors pourquoi nous sauver ?
Haussement de sourcils interrogateur.
— Qu’est-ce que le rien pour vous ?
— Rien, c’est rien. Qu’attendiez-vous d’autre pour réponse ?
— Du rien peut surgir la plus éblouissante œuvre d’art, le rien est matière. Rien n’est vrai. Rien, c’est l’esprit qui guide le pinceau, rien c’est la volonté qui amène la découverte, marmonna-t-elle.
— Je suis un marin, madame. C’est du charabia : rien, c’est rien et j’aimerai savoir pourquoi vous nous avez sauvés.
Elle lui adressa un regard courroucé, furieuse d’être interrompue dans ses réflexions, la lueur dans ses yeux s’adoucit jusqu’à refléter la surprise.
— Par bonté : par refus de laisser mourir ceux qui peuvent être secourus.
— Vous m’avez traité d’insecte…
— Et parce que je suis une femme libre, la vie d’un ver doit-elle moins compter que la mienne ? Qui a décidé qu’une vie prévalait sur l’autre ? Tu es ignorant et stupide.
Souvent, il avait été confronté à des visions opposées ou juste différente de la sienne ; à des peuples qui vénéraient des corbeaux à un œil, d’autres considérant la luxure comme un art et les plus étranges s’agenouillaient des squelettes mais jamais à de réels pensées philosophiques. Lui-même ne croyait ni en la mort, ni en la vie, servir son roi était son seul but, son seul honneur. Vision limitée et déplorable de ce que Naarhôlia pouvait offrir.
De temps à autre, il avait côtoyé des hommes des glaces, chacun plous fous que les précédents, divaguant à propos du sens de la vie, du bonheur et autres futilités. Hors du temps, avait-il songé. Et si c’était lui qui se trompait ?
— Vous ne voyez que ce qu’il y a devant vos yeux, reprit la jeune femme. Nous, au moins, avons l’audace de regarder par-delà notre nez. Notre monnaie ne sont ni les armes, ni la nourriture ni quelques alliances mais ça (elle tapota sa tempe). Nous savons nous en servir pour construire un monde meilleur.
— Qui vous dit qu’il le sera ?
Elle haussa les épaules, le regard fuyant, comme détentrice d’un secret.
— Nous nous tapons dessus que nous savons marcher. Pourquoi ? Ce que nous créons et produisons, si nous ne le vendons pas, d’autres viendront pour nous le ravir en tuant nos enfants. Autant qu’ils nous servent à acheter de la nourriture.
Pas si différent, esclave de leur intelligence, de leur orgueil et supériorité. Ce peuple disait ne pas avoir d’armes or, ce qu’ils façonnaient en était ; non pas de fer ou de bois mais de rouages et de ebauté.
— Pourquoi me raconter tout ceci ?
La femelle afficha un sourire en coin, sa lèvre tressauta tandis que ses doigts rabattaient les jumelles sur ses yeux.
— J’ai l’intuition que votre histoire ne fait que commencer.
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