Retrouvons-Nous Là-Haut
J'ouvre difficilement les pupilles dans un endroit que je ne reconnais pas. L'obscurité permet à ma vision de s'adapter doucement à la brillance. Je commence à apercevoir les objets autour de moi. D'abord la fenêtre qui laisse traverser la seule source lumineuse. Les nombreux nuages empêchent la lune de s'exprimer librement, absorbant la plupart de ses rayons. Mon regard se tourne ensuite vers une petite table située en face de moi. Je ne réussis pas à distinguer entièrement sa silhouette, néanmoins elle a l'air plutôt banale. Je finis par analyser le lit sur lequel je suis posée. Ce dernier n'a rien de particulier : un grand matelas avec une couverture bleue, complété d'un oreiller imprimé de fleurs. Je remarque, surprise, que je suis allongée au-dessus de la couette. Pourtant, il semble faire froid dehors. Je ne sais toujours pas où je suis. La logique me pousse à croire que je me trouve dans ma chambre.
Cependant, rien ne conforte cette pensée. Étrangement, j'ai l'impression d'avoir perdu une partie de mes récents souvenirs, d'avoir dormi pendant une longue période. Cette sensation est assez désagréable puisqu'elle chamboule tous mes repères. Je me lève, n'arrivant plus à me rendormir dû à cette nervosité. En prenant de la hauteur, je constate une faible lumière émanant de l'étage d'en bas. Mon réflexe m'incite à chercher l'heure, qui m'indique dix-neuf heures et trente-trois minutes. Cela me trouble un instant. Je n'ai pas l'habitude de dormir aussi tôt. Suis-je malade ? Je ne me sens toutefois pas tellement épuisée. Alors pour quelle raison ? Est-ce la cause de ma perte de mémoire ? Malgré cette incompréhension, je décide d'aller découvrir l'identité de la personne au rez-de-chaussée. Sincèrement, je n'ai pas idée de qui cela pourrait être. Mon père ? Ma mère ? Mon petit-ami ? Ou ai-je tout simplement oublié d'éteindre la lampe ?
En descendant lentement les marches, un stress m'escorte le long de mon avancement. Le style intérieur de la demeure est assez ancien. L'escalier est en bois massif, d'aspect rustique. Les murs sont vêtus d'un papier peint beige, illustrant des paysages d'antan. En voyant cette décoration, je me prépare à rencontrer quelqu'un d'un certain âge, ou un habitant de la campagne. Le plafond, plutôt bas, réduit mon champ de vision et me laisse seulement voir un sol en parquet, à moitié recouvert d'un tapis vieillissant. Durant l'entame des derniers mètres, j'entrevois des pieds enrobés dans des pantoufles grises, puis des jambes frêles protégées d'un pantalon marron. Ce sont des habits masculins à n'en pas douter. L'angoisse de l'inconnu durcit mes mouvements. J'essaie de me convaincre que ma mémoire reviendra, mais la réalité ne m'autorise pas d'être optimiste. Peu importe, je poursuis ma progression, et découvre petit à petit l'apparence de l'individu.
Je marque un arrêt en le fixant longuement. Un homme se présente devant moi, la peau ridée et les cheveux blanchis par les années. Il porte de vieilles lunettes noires, avec des verres légèrement jaunis. Assis tranquillement dans un fauteuil vert kaki, il ne semble pas avoir remarqué ma présence. Sa concentration ne quitte pas un cahier logeant au creux de sa main. Je ne dis rien, ne voulant pas le déranger, et viens m'installer à côté de lui. Je profite de cette quiétude pour observer son visage carré, assez terne. Il porte une barbe de plusieurs jours, et ses joues un peu creusées lui donnent un air fatigué. Les rides aux coins des paupières rendent son regard triste, accentué par ses épais sourcils. Malgré la sérénité visible sur son expression, une mélancolie tend à prendre le dessus, et influence mon humeur. Qui est-ce ? Même si je ne me rappelle pas son identité, il a quelque chose de familier, mais quoi ? Mes sentiments s'embrouillent. Je suis à la fois bouleversée et intriguée par cette situation.
Cependant, je ne pense pas être en danger vu l'atmosphère paisible qui entoure cette maison. Pour écourter ce début de mal-être, mes iris changent de cible afin d'examiner la pièce. Instinctivement, ils se dirigent vers l'unique faisceau lumineux, produit par la cheminée. Les mélodieux crépitements des flammes bercent mes tympans, tandis que la chaleur adoucie mon âme. Cette ambiance taquine mes souvenirs. Je ne me sens pas étrangère à cet endroit. Pourtant, je demeure toujours dans l'interrogation. Retrouvant mon calme, mon attention revient vers le vieux monsieur. Ce dernier n'a pas quitté des yeux le manuscrit. Je me demande ce qui est écrit dessus. Bien que je sois curieuse de le savoir, je n'ose pas me rapprocher, craignant la réprimande du propriétaire. Je choisis de rester discrète, et d'essayer de me remémorer les événements passés. Quelques flashs apparaissent soudainement, agressant vigoureusement mes pensées.
Ces images mettent en scène un homme, dans la trentaine, heureux, bienveillant, respirant la joie de vivre. J'ai l'impression que son sourire m'est destiné. Toutefois, au lieu d'apaiser mon esprit, cela me déprime. Pour quelles raisons ? Je ne le sais pas. Après un instant, je reviens à moi, encore étourdie, et une impatience s'empare de mon âme. Ma tête fourmille de questions. Mon sang, froid il y a quelques minutes, commence à bouillir de façon subite. Je n'en peux plus d'attendre. Je ne supporte plus ce silence agaçant, qui donne la sensation de ne plus appartenir à ce monde. Il faut que je brise cette barrière, que je comprenne enfin ce qui s'est produit auparavant. Aussi bizarre que cela puisse paraître, la présence de cet inconnu m'intimide. Je n'arrive pas à me relaxer, à être moi-même, comme si j'étais coupable de quelque chose. Réunissant mon courage, je réussis à formuler des mots avec une voix faible :
« Excusez-moi, qui êtes-vous ? »
Aucune réponse. Le destinataire de cette question reste ancré dans son fauteuil, les yeux rivés sur son cahier bloqué à la même page. Stupéfaite au premier abord, ce sentiment se change ensuite en irritation. La tension accumulée a pris le dessus sur ma patience. Ce comportement m'insupporte, et me pousse à hausser le ton :
« Comment vous appelez-vous ? Quel est cet endroit ? Répondez-moi bon sang ! »
Le concerné ne réagit toujours pas, mimant de ne rien entendre. Cette fois-ci, c'en est trop. Je me lève, énervée, et compte arracher son livret des mains. D'un mouvement violent, mes doigts foncent droit vers l'objet. Près du but, mon geste s'arrête brusquement, de même pour mon corps. Seules mes pupilles suivent la larme glissant le long de la joue du vieil homme. Ce chagrin matérialisé soulage ma colère. Les chuchotements des flammèches sont partiellement étouffés par des lamentations. Le visage grimaçant de tristesse, et les iris noyés dans les sanglots, le propriétaire se laisse submerger par une souffrance déchirante. Cette dernière m'étouffe et écrase ma poitrine. Elle me pousse à reculer pour sortir de cette zone suffocante. Néanmoins, je jette un coup d'œil sur le contenu de l'ouvrage, et cela me déroute. Mes lèvres tremblent spontanément, mon cœur palpite à un rythme anormal, tandis que mes jambes bougent d'elles-mêmes, me faisant valser dans des directions aléatoires.
Après plusieurs pas de danse, j'atterris dans un coin de la salle, caché par la pénombre. Mes muscles se solidifient à nouveau, et mes yeux s'abandonnent à une cascade de morosité. Devant moi, le coupable de ma douleur : un objet rectangulaire exposé sur un meuble noir sculpté. Prise d'une folie soudaine, je quitte la bâtisse pour extérioriser toute ma détresse. Des souvenirs reviennent au compte-gouttes et me servent de guide. Je traverse le champ noirci par la nuit, sur lequel je jouais souvent lorsque j'étais petite. Puis j'emprunte une rue mais pas n'importe laquelle, celle me menant à la bibliothèque. L'image d'une révision intensive entre amis apparaît dans ma tête. Je continue mon avancée, et pénètre dans une forêt avec de grands arbres protecteurs. Je revois une scène avec la présence de deux garçons, qui me raccompagnent à mon domicile. Brusquement, cette ambiance sécurisante se transforme en une course-poursuite effrénée.
Mes deux accompagnateurs me chassent tels des prédateurs enragés. Leur visage obscène me terrifie, ce qui m'empêche de réfléchir. Me fiant exclusivement à mon instinct, je cours de toutes mes forces pour leur échapper. J'évite de justesse les troncs se présentant devant moi, et manque plusieurs fois de trébucher. Cependant, ma volonté de m'extraire de cette situation m'oblige à cavaler encore et encore. Sous le regard froid de la lune, elle m'escorte jusqu'à la sortie. J'aperçois les derniers végétaux me barrant la route. Mon cœur s'emballe. Comment faire pour les semer alors que le nombre d'obstacles diminue entre eux et moi ? Malgré ces appréhensions, je maintiens ma trajectoire, n'ayant pas le choix. Je jette un coup d'œil en arrière, et me rends compte que mes poursuivants se rapprochent dangereusement. Donnant un coup de rein supplémentaire, je m'évade de ce labyrinthe en bloquant ma respiration.
A peine libérée de ce confinement, ma vision est automatiquement attirée par une lumière, qui se diffuse rapidement sur le sol. Mes pupilles se rétractent fortement dues à la virulence de l'éblouissement. Je n'ai pas eu le temps de réfléchir que mon corps se jette en avant par réflexe. Pendant cette courte durée, mon cerveau semble s'être déconnecté de mon esprit. Puis plus aucun bruit, le noir complet. Je reste couchée par terre durant plusieurs secondes, encore traumatisée par cette mésaventure. Tout d'un coup, j'entends une voix masculine, visiblement interloquée par ce qui vient de se passer. Ensuite s'ensuivent un claquement de porte et le démarrage d'une voiture. J'ose enfin ouvrir les yeux, et distingue le véhicule disparaître le long d'une rue sombre et sinueuse. En y repensant, j'ai l'impression d'avoir bénéficié d'un miracle pour m'en être sortie vivante.
Un violent stress m'inonde promptement et m'oblige à examiner autour de moi, à la recherche des deux garçons qui me poursuivaient. Mystérieusement, ces derniers se sont envolés sans laisser de trace. Les flashs choisissent ce moment précis pour coloniser mon âme. Ils rassemblent progressivement les morceaux du puzzle, m'offrant une mémoire recouvrée. Se tenant au milieu de ce chemin, le choc de la réalité me foudroie. Tout est maintenant clair. Cette maison, son propriétaire, ces deux agresseurs ... et cette voiture. Je comprends pourquoi ce vieil homme ne me répondait pas. La raison pour laquelle il m'ignorait est dorénavant très évidente. Je me culpabilise. Tout est de ma faute. Je suis la cause de son malheur. Mes souvenirs reviennent simultanément, et se bousculent pour m'accuser. Je reconnais désormais cette résidence, ces lieux qui ont été les témoins de mes erreurs. C'était à la sortie d'une révision, que dis-je ? Plutôt une fête dissimulée entre amis.
Deux garçons m'avaient proposé de me raccompagner. Je leur faisais confiance. L'un d'eux me plaisait même. Lorsqu'ils m'incitaient à traverser cette forêt, prétextant que c'était un raccourci, je n'y voyais aucun risque. Mais au fur et à mesure de notre avancement, je sentais un changement dans leur comportement, et je comprenais que quelque chose de mauvais aller arriver. Ils commençaient à m'accoster de manière dérangeante. A chaque fois que j'essayais de les repousser, ils retentaient leur chance avec de plus en plus de vigueur. Je prévoyais qu'ils allaient user de la violence pour atteindre leur objectif. Je n'avais pas d'autre choix que de prendre la fuite, pour éviter d'être souillée. Malheureusement, ma course fut interceptée par une voiture, et cette collision ne m'avait pas accordé une seconde chance. J'étais donc en train de revivre, juste avant, la dernière scène de ma vie. Pourquoi ne t'ai-je pas écouté ? Pourquoi ai-je joué la rebelle seulement pour ne pas paraître ringarde auprès de mes amis ?
Oui, je me rappelle précisément ce que tu m'avais dit ce jour-là. Tu m'avais mise en garde, surtout envers ces deux adolescents. Et moi, comme une idiote, je pensais que tu étais jaloux d'eux, que tu étais égoïste en voulant me garder auprès de toi ! J'avais donc piqué une crise et étais partie sans ton accord. Maintenant je le regrette, mais il est bien trop tard. Je ne pensais pas devoir assumer des conséquences aussi lourdes, et toi non plus je suppose. En un clin d'œil, je reviens dans ma maison d'enfance, n'ayant plus que mon esprit à déplacer. Cet individu est toujours là, un air triste sur le visage. Je dépose ma joue droite sur ses jambes fatiguées. Evidemment, ce geste passe inaperçu. Néanmoins, j'espérais que son subconscient puisse ressentir cet acte désespéré. Un regard bref sur le cahier qu'il tient fermement comme un trésor, pour confirmer que c'est mon journal intime. Puis je me tourne vers le coin du salon, là où se trouve une photo de moi – souriante, heureuse, épanouie – entourée de fleurs de deuil.
Même si je n'ai plus de yeux pour verser mes sanglots, mon âme est déchirée par des remords insoutenables. Dix-neuf heures trente-trois, c'est l'heure de mon départ, l'heure qui est restée bloquer dans ma chambre en mon hommage. Après l'accident, tout le monde avait pris la fuite, le conducteur ainsi que mes deux harceleurs. Je savais que mes chances de survivre étaient infimes. Pourtant, je luttais pour ne pas sombrer. Je n'étais pas prête à quitter ce monde, j'avais encore trop de haine pour trouver la paix intérieure. Comme un sauveur, tu étais venu à ma rescousse et ton contact me réconfortait. Malheureusement, je ne pus entendre tes mots, puisque ma tête était en partie assommée. Toutefois, je percevais ton cœur battre d'inquiétudes pour moi, pendant que tu me ramenais au foyer. Je ne pourrais oublier ta voix si angoissée lorsque tu avais appelé les urgences, et ensuite si douce pour apaiser mes craintes.
La chaleur de tes mains contre les miennes me soulageait. Je savais que je ne passerais pas la nuit, mais je n'avais plus peur de ce voyage dans l'inconnu. Cela faisait une dizaine de minutes que j'avais perdu la vue. Ce handicap me permettait de discerner encore mieux mon corps, qui me demandait le repos éternel. Tout fonctionnait au ralenti, la fin n'étant plus très loin. Soudain, une goutte tiède caressa ma paupière, et mon organe vital choisit cet instant pour cesser de palpiter. Je suppose qu'après ce départ, la bruine s'est transformée en averse. Malgré une mort non désirée, j'ai été heureuse de savoir que tu as accompagné mon dernier souffle. Mon seul regret était de ne pas avoir vu ton visage pour la dernière fois, et je crois que c'est la raison de ma présence aujourd'hui.
J'ignore combien de temps il s'est passé. Cependant, tu as incroyablement vieilli, presque méconnaissable. Cela est certainement dû au chagrin que je t'ai causé. Je m'en veux tellement si tu le savais. Je ferai le nécessaire pour me faire pardonner quand nous nous reverrons. Je t'attendrai le temps qu'il faudra, et le jour de nos retrouvailles, je te dirai à quel point tu m'as manqué. Ensemble, nous pourrons remplir les pages blanches qui subsistent dans mon cœur. Tu verras que le bonheur nécessite parfois des sacrifices, et ceux-ci nous permettront d'apprécier encore plus la vie. D'ici là, pense à moi comme une chenille qui s'est métamorphosée en un beau papillon, s'envolant rejoindre le paradis, et non comme un éphémère s'étant brûlé les ailes. Je pars pour mieux te retrouver ultérieurement.
Merci pour tout, papa.
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