Le cauchemar de Hamelin
Je me souviens encore de la vermine. Elle était arrivée un jour, sans prévenir, après une nuit orageuse. Elle grouillait partout. Elle remontait des rivières, marchait dans les rues et s'infiltrait dans les maisons. Elle amenait avec elle, famine et maladie. Il y avait des morts tous les jours et ni le prêtre ni les fossoyeurs ne pouvaient suivre. Bientôt, on a commencé à rassembler les corps en dehors de la ville pour les brûler, sans plus de cérémonie.
Ma petite Elisa était terrifiée, même si elle ne voulait pas le montrer. Parfois, elle me demandait si nous allions mourir, comme papa et maman. Je pense que cette idée l'obsédait tous les jours mais qu'elle n'en disait rien. Je la rassurais du mieux que je pouvais. Ma courageuse Elisa ne laissait jamais rien paraître. Ni la faim, ni la peur, ni la fatigue. Quand j'essayais de trouver à manger, rien que pour elle, et que je n'y arrivais pas, elle ne me le reprochait pas. Elle souriait et me disait que ça irait mieux demain.
Je la croyais. Je le sentais. Tant que nous restions ensemble, tout irait mieux. Puis, il était arrivé.
Comme Elisa s'était agitée le jour de sa venue ! Elle s'était précipitée à la fenêtre, renversant sa pauvre poupée au passage. Je l'ai regardée, surpris. Je voyais ses lèvres bouger, mais elle parlait tellement vite que je ne parvenais pas à lire.
- Une flûte ! ai-je finalement pu comprendre, tu n'entends pas la flûte ? C'est joli !
J'ai gentiment souri. Non, je n'entendais pas la flûte. Je n'entendais rien, comme toujours.
Peu après le début de la mélodie, nous avons vu les rats sortir des maisons, des tonneaux, des étables, de partout, pour se précipiter en dehors de la ville. Elisa a insisté pour aller dehors, pour voir ce qui se passait, mais j'étais contre. Quelque chose m'effrayait. Le comportement des rats... Ce n'était pas naturel. Mais Elisa a insisté, alors j'ai obéi. Elle m'a entraîné dehors, à travers les rues, à la poursuite des rats fuyards, jusqu'à l'extérieur de la ville. Étonnamment, il y avait une foule de curieux, alors que les rassemblements étaient d'ordinaire interdits. C'est là que nous avons vu.
Le joueur de flûte, dans ses vêtements colorés, se tenait au bord de l'eau. Il jouait, un air entraînant à en juger par ses mouvements. Il dansait presque au son de sa propre musique. À ses pieds, une quantité importante de rats attendaient, debout sur leurs pattes arrières, le museau dirigé vers le musicien. Puis, d'un coup, sans prévenir, tous les rats s'étaient jetés sans hésiter dans l'eau et ont disparu, sans causer un seul remous à la surface. En quelques secondes, il n'y avait plus une bête.
Le musicien, un sourire satisfait aux lèvres, s'était approché du bourgmestre, espérant une récompense, j'imagine. La foule de badauds était figée, dans l'attente. Personne n'osait rien dire. Puis, la première pierre a été lancée et tout est devenu violent.
J'ai dû saisir Elisa pour fuir la scène. Les gens étaient devenus agressifs et semblaient prêts à lyncher le joueur de flûte. D'après Elisa, la foule hurlait à la sorcellerie, à la magie noire. Le joueur de flûte avait dû s'enfuir.
- Pauvre joueur de flûte, m'a murmuré Elisa avant de dormir ce soir-là, il voulait juste aider.
Petite Elisa, trop douce et naïve pour envisager le mal. C'était tout de même curieux, non ? La nuit précédant l'invasion, il y avait eu un orage si puissant que personne n'aurait pu entendre le son d'une flûte... D'où venait cet homme, avec sa solution miraculeuse ? Comment avait-il su pour Hamelin ?
Je ne croyais pas aux miracles. Je comprenais ce que la foule avait voulu dire ce jour-là, en traitant l'homme de sorcier. Il avait lui-même amené la vermine. C'était un chasseur de primes qui créait lui-même ses opportunités.
Je pensais que notre punition, pour l'avoir ainsi traité, allait être d'affronter de nouveau les rats et la peste. Je planifiais alors de quitter au plus tôt la ville, avec Elisa, et de commencer une nouvelle vie ailleurs. Je ne savais pas alors jusqu'où allait la cruauté de cet homme.
Lorsqu'Elisa s'était levée, aux alentours de minuit, je ne me suis pas spécialement inquiété. Cela lui arrivait parfois. J'ai commencé à paniquer lorsqu'elle a passé la porte d'entrée. Je l'ai attrapée par les épaules, pensant à du somnambulisme. Ce n'était pas ça. Elisa me regardait, les yeux grands ouverts et bien éveillée. Mais elle ne réagissait pas.
Avec une force surnaturelle, elle m'avait repoussée et j'ai été projeté contre un meuble. Elle était sortie sans un regard pour moi et je l'ai aussitôt poursuivie. Je m'étais alors aperçu avec effroi que tous les enfants d'Hamelin marchaient dans les rues. Du bébé qui marchait à peine aux enfants presque pubères. Les parents leur couraient après, se pendant à leurs jambes, l'air horrifié, les suppliant, je supposais, de s'arrêter. Au mieux, les enfants continuaient d'avancer sans prêter attention aux supplications, au pire, ils repoussaient parents et frères ou sœurs aînés avec la même violence que celle qu'Elisa avait usée sur moi.
Ma sœur marchait mécaniquement au milieu de l'étrange procession. J'ai tout essayé pour la retenir. Rien n'a fonctionné. Rapidement, elle avait atteint les portes de la ville. Ils ont marché jusqu'à la rivière.
Il était là. Le joueur de flûte, dans ses vêtements colorés, se tenait de l'autre côté de l'eau. Le cruel homme jouait de son instrument. Il avait placé des torches autour de lui pour être sûr d'être vu. Mais je n'avais pas besoin de le voir pour comprendre. La simple vision de la rivière avait suffi.
J'ai redoublé d'efforts pour soutirer Elisa de son emprise. Je l'ai serrée contre moi, j'ai tenté de boucher ses oreilles, j'ai pleuré... Rien n'a fonctionné. Elle était ensorcelée.
Les premiers enfants avaient déjà disparu sous l'eau lorsqu'elle a atteint la rive. L'eau gelée ne semblait pas la faire ralentir. L'eau était rapidement montée à sa taille. Ses vêtements mouillés la rendaient glissante. Je perdais ma prise. L'eau avait atteint son visage. Je ne parvenais plus à l'attraper. J'ai plongé lorsqu'elle a disparu sous la surface. J'ai attrapé son bras. Elle semblait lestée comme du plomb. Je n'ai pas su la remonter. Je ne tenais plus que sa main et je manquais d'air. J'ai voulu me laisser couler aussi. Mourir avec elle. Mais l'instinct de survie a été le plus fort. J'étouffais. Je me noyais. J'ai lâché sa petite main et je suis remonté à la surface.
Même sourd, c'était comme si je pouvais entendre les cris de désespoir autour de moi. Les visages déformés de douleur des parents, des proches des enfants noyés et de ceux qui continuaient à se diriger vers l'eau, étaient horribles à voir. Dans un état second, j'ai péniblement nagé jusqu'à la rive, évitant les enfants qui marchaient vers la mort et les parents qui se débattaient dans l'eau pour les retenir. Et pendant tout ce temps, le joueur de flûte continuait de jouer.
Ce n'est que lorsque le dernier enfant eut disparu sous l'eau qu'il s'est enfin arrêté, un sourire cruel aux lèvres. Ensuite, il a disparu dans l'obscurité.
Ce n'est qu'à l'aube, quand les corps des petites victimes ont commencé à remonter à la surface, quand le corps de ma jolie Elisa m'est revenu, que la haine a commencé à s'insinuer dans mon cœur. J'ai juré, devant son corps mouillé et froid, que jamais je ne laisserai ce crime impuni.
Chaque jour, chaque nuit de ma vie est, depuis, dédié à ce projet. Je traque cet homme, dans toutes les villes, dans tous les villages. Je le poursuivrai jusqu'aux portes de l'enfer, s'il le faut.
Je ne serai apaisé que lorsque justice sera rendue, lorsque qu'il ressentira à son tour les souffrances qu'il a infligées à ma sœur.
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