3.
Angèle ne savait plus depuis combien de temps maintenant elle hurlait. Cramponnée aux barres de son lit, elle criait de toutes ses forces. La sueur avait plaqué ses cheveux noirs sur son front rougi par l’effort et il lui semblait qu’aucune partie de son corps n’était épargnée par l’infernale souffrance qui la traversait tout entière et la tendait comme une corde prête à se rompre.
La femme en blanc à son côté l’encourageait de mots vides de sens, essuyant son visage avec un linge frais. Angèle voulait seulement savoir quand son supplice prendrait fin, mais formuler ces mots lui paraissait une tâche insurmontable. Elle aurait voulu que sa mère soit là, qu’elle fronce les sourcils en lui disant de sa voix rêche : « Ce qui ne tue pas rend plus fort, ma fille. » Elle en était convaincue, dans la brume écarlate qui emplissait son esprit, que l’entendre ailleurs que dans sa tête la réconforterait.
Mais elle était seule : entourée par des étrangers bienveillants, mais des étrangers néanmoins. Par la petite fenêtre de la pièce où elle se trouvait, elle distingua les lueurs rougeoyantes de l’aube. Une nuit s’était écoulée, tout entière.
Incrédule, elle reporta son regard sur le médecin courbé au bout du lit, et rassemblant son courage, elle poussa. Elle poussa jusqu’à ce que son corps se fende en deux, jusqu’à ce que le vide l’emplisse, plutôt que ce trop plein brûlant. Les yeux clos, Angèle vivait un autre moment. En bord de mer, elle levait un bâton au dessus de sa tête, et elle ouvrait la mer en deux. Comme le grand barbu en robe, dans la Bible illustrée qui lui venait de son arrière-grand-mère. Le sourire qu’elle éprouvait intérieurement ne se refléta qu’en un pâle rictus sur son visage fatigué. Elle était cette mer coupée en deux, divisée, déchirée, et son eau, goutte à goutte, se déversait le long de son visage, de son corps meurtri. La tirant de ses réminiscences, un cri s’éleva.
Aucun son n'avait sonné plus parfaitement aux oreilles d'Angèle. Un son d'une rare pureté venait de déchirer le voile de sa peine, d'interrompre pour elle tous les cliquetis métalliques, tous les murmures. Elle qui était lasse de sa propre voix, épuisée de tant de cris, s'émerveillait de cette musique angélique. Péniblement, elle tenta de se redresser. Elle devait voir ; ajouter à son ouïe éblouie le regard, se repaître de la vue de son enfant.
D'une main calme mais ferme, on la rallongea : elle n'était pas parvenue à se redresser beaucoup, à vrai dire. Quelques instants s'écoulèrent, qui parurent une éternité. Comme mis entre parenthèses, son corps ne lui faisait plus mal : il lui semblait flotter dans une bulle cotonneuse, et c'était là un repos bien agréable après toute cette agitation. Déjà, il lui semblait que le souvenir de ce qu'elle avait traversé la fuyait.
Puis un visage apparut dans son champ de vision, jusque là limité au plafond quadrillé : rubicond, souriant, entouré de cheveux presque blancs et retenus par des peignes en écaille. Angèle songea que plus personne ne portait des peignes en écaille aujourd'hui, mais cette pensée lui échappa, fugitive comme tout ce qui affleurait à la surface de sa conscience.
Et là, dans ses bras, du rose, du mouvement. Une peau fripée mais douce. De petites mains agitées, et ce son plus doux que tous les autres, amplifié par la proximité.
Angèle n'aurait plus jamais froid.
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