5.
La pièce était sombre et silencieuse. La fin du jour baignait les lieux d'une lueur rosée filtrée par les rideaux en voile, mais peu à peu mangée par les ombres éloignées des fenêtres. Angèle était debout, au milieu de la pièce : les bras légèrement ballants, son regard fixé devant elle, lointain et pourtant présent au monde. Au milieu du cocon pastel qu'avait été pour elle sa chambre d'adolescente, elle se sentait maintenant extérieure, étrangère, intruse. D'autant plus intruse à celle qu'elle avait été que dans le berceau, devant elle, sommeillait sa fille.
Vêtue d'une petite brassière rose, ses pieds recouverts par la couverture tricotée par sa grand-mère, l'enfant allongée sur le dos avait déposé de part et d'autre de son visage aux traits déjà délicats, ses deux petits poings serrés. Ses yeux fermés de paupières tendres, elle dormait maintenant depuis une bonne heure, sans être gênée par la présence de sa mère non loin, ou les rayons agonisants du soleil.
Angèle ne se lassait pas de cette contemplation : la petite créature était si minuscule et si parfaite à la fois. Elle serait belle, indéniablement. Quelques minces cheveux blonds ornaient déjà son front pâle. On lui avait dit que cela pouvait n'être que transitoire. Les bras croisés sous sa poitrine, Angèle songeait.
La porte s'ouvrit délicatement et une silhouette se glissa dans la pièce. Les yeux mi-clos, Angèle entendit approcher le pas jusqu'à elle, et une main tendre glissa dans son dos, entourant sa taille encore un peu alourdie par la grossesse. Elle sentit le menton dru posé contre sa peau nue, le souffle chaud, et son corps frémit, répondant instinctivement à ce contact, comme il l'avait fait depuis la première étreinte, le premier baiser, le premier regard.
Elle entendit, à son oreille, une voix grave et pourtant douce, et les mots idéaux : "Elle est parfaite, Angèle. Aussi belle que sa mère... Le merveilleux fruit de notre amour." Toute à l'instant, émue, Angèle ne sentit qu'à peine une larme dévaler sa joue.
La voix poursuivit à l'oreille d'Angèle, charmant son esprit comme son coeur : "Elle réalisera de grandes choses. Ce sera une femme d'action, une femme qui prend les choses en main, comme sa grand-mère. Elle te consolera, mon amour, de tout ce que tu penses n'avoir pas réussi, car c'est elle, ta plus belle victoire, ton unique gloire..."
Angèle fut sur le point de se retourner, de lancer un regard de reproche à la voix. Mais quelle voix ? Ses yeux parcoururent la pièce. Elle était déserte. Angèle était seule. En était-elle véritablement surprise ?
La porte s'ouvrit délicatement, et une silhouette se glissa dans la pièce, bien réelle cette fois. Marthe vint poser une main douce sur l'épaule de sa fille qui était tombée à genoux. "Ne pleure donc pas, ma fille. Ce qui ne tue pas rend plus fort." Angèle ouvrit la bouche, appelant plus d'air, pour lutter contre l'asphyxie qui la guettait. Asphyxie de vie, asphyxie de tout. Elle brûlait.
Son regard se reporta sur le berceau, où la silhouette replète de sa fille dormait toujours, indifférente aux tempêtes et aux naufrages intérieurs. Un frêle sourire naquit sur les lèvres d'Angèle. Demain, elles iraient à la mer, ensemble. Il était temps de faire les présentations entre sa fille et leur majestueuse voisine.
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