2.
Angèle se glissa dans le wagon, tenant à la main son encombrante valise. Elle se faufila dans l'étroit couloir, avec l'impression de prendre bien plus de place que celle disponible, et finit par trouver ce qu'elle cherchait : un compartiment disposant d'un siège près de la fenêtre. Un charmant vieux monsieur se leva pour l'aider à hisser sa valise sur le porte-bagages : son accent un peu traînant évoquait déjà pour Angèle sa terre natale, et alors qu'il plaisantait sur les briques qu'elle ramenait dans ses paquets, et qu'elle répondait d'un air distrait, la mer chantait déjà à son oreille sa mélodie de sable brossé et d'algues secouées.
Elle gagna enfin la place convoitée : dans le sens de la marche, elle verrait les paysages venir. Elle ne voulait plus se faire surprendre et se retourner, ahurie et déçue, sur ce qui était arrivé à son insu. Le train s'ébranla : le compartiment s'était rempli, touffu d'odeurs, de murmures et de mouvements, qu'elle percevait malgré elle. Lentement, Paris glissa hors de son champ de vision : Angèle espérait y laisser ses chagrins et ses déceptions, et y revenir, quelque mois plus tard, conquérante. C'était le temps de lécher ses blessures, de couver son courage, puis de prendre sa revanche et d'écraser sous sa botte tous les obstacles sur son passage.
Angèle laissait son regard vagabonder sur la Seine paresseuse, ses rives parsemées d'usines. Ses yeux se heurtèrent aux aspérités du paysage, notamment à ces hautes parois rocheuses qui en annonçaient d'autres, celles d'un blanc crayeux battues par la mer à venir.
Elle ignorait comment elle avait pu passer ces deux années sans elle. Le train avait atteint sa vitesse de croisière, et elle se sentait bercée par les vibrations du wagon. Quand elle se réveilla, des panneaux annonçaient la gare d'Evreux, et un nouveau remue-ménage s'était fait dans son compartiment : de nouveaux visages, de nouveaux adieux, quand bien même la rencontre n'avait été que fugitive. Un couple s'installa, en face d'elle. Un geste galant, une main posée sur l'épaule, un sourire complice : des détails si infimes les trahissaient plus sûrement que les anneaux à leur doigt.
Angèle sentit ses entrailles fondre : la jalousie, magma visqueux et incandescent, coulait aux tréfonds de son âme. Elle détourna son regard vers le paysage, le fixant obstinément, comme si elle souhaitait percer une toile fine de ses yeux acérés. Elle tenta d'ignorer les murmures, qui tous maintenant lui semblaient tendres, attentionnés. Elle ferma les yeux sur le siège vide à ses côtés, sur l'absence qui prenait toute la place.
Son esprit susurra à son âme des mots apaisants : Arthur avait été empêché, mais il la rejoindrait bientôt. Si la surprise l'avait assailli, quand elle lui avait annoncé la nouvelle, il n'en était pas moins heureux. Elle voyait encore luire au coin de ses yeux un petit sourire : ce sourire narquois qui lui donnait l'impression de ne pas faire partie du commun des mortels, d'être dans la confidence.
Malheureusement, son échec redoublé en première année de droit ne lui laissait pas la possibilité de demeurer à Paris plus longtemps. En avait-elle envie ? Elle n'en était pas certaine. Demeurer auprès d'Arthur lui aurait sans doute plu, mais cela n'avait pas paru possible. Lui qui entrait en année de maîtrise avait besoin de calme et de concentration.
Le paysage changeait peu à peu, imperceptiblement : le train se faufilait entre des pâtures de plus en plus vertes, toutes de pleins et de déliés. Il lui sembla, à mesure de l'avancée du voyage, que le printemps faisait éclore pour elle les fleurs de pommiers. Leur parfum l'atteignait presque, surpassant l'odeur entêtante du sandwich à la mousse de foie que dégustaient ses voisins d'en face.
Angèle s'imaginait déjà retrouver sa mère, sa chambre de jeune fille. La mer. Elle ne savait lesquelles de ses retrouvailles l'emplissaient le plus d'appréhension et d'excitation. Elle craignait d'être déçue, tant par la petitesse cossue de son ancienne vie à la campagne, que d'avoir imaginé la mer plus belle qu'elle ne l'était en réalité. Elle craignait de décevoir : elle avait toujours été si bonne élève, au collège et au lycée. Revenir parée seulement de son échec la remplissait de honte. Cependant, l'absence de tout autre choix avait rendu la décision facile à prendre.
Lisieux glissa sur sa droite, sa basilique fièrement dressée dans le ciel clair de début de journée. Sa mère et elle avaient été y prier, quand son père avait été malade. Il ne restait maintenant plus qu'une trentaine de minutes. Elle ne regrettait pas tout à fait de laisser derrière elle les champs au vert riche, les barrières peintes des haras et les vallons calmes. Elle leur préférait la plaine qui annonçait Caen, puis la mer en traîne.
Le train finit par s'arrêter : son dernier arrêt. Angèle se releva, la main sur son ventre. Rien ne paraissait encore, mais elle se plaisait déjà à s'imaginer, ronde et épanouie, au bras d'Arthur. Elle le présenterait à toutes les voisines, qui seraient bien marries de la voir si bien mariée. Elle appellerait sa fille Marthe : comme sa mère. Il y aurait ainsi, dans le village, la Marthe à Henri, et la Marthe à Angèle. Etrangement, elle n'imaginait pas que ce put être un garçon.
Elle gagna la sortie de la gare. Il y avait déjà un petit quelque chose de différent : un grain de sel prometteur, une allégresse dans l'air. En se dirigeant vers le bus, elle songea qu'elle ferait aussi bien d'en profiter. Arthur viendrait la chercher, bientôt.
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