L'éternel retour
Un dernier regard, une dernière larme, une dernière tendresse somme toute entre deux êtres que la vie avait entrelacé si méticuleusement. Oui. Une somme. Une totalité. Un milieu. Un début. Mais non, jamais, jamais non, jamais une fin. Et, finalement, comme c'est toujours le cas avec son espèce, un nouveau départ, une nouvelle histoire, un nouveau bonheur.
***
Avec une profonde maladresse, le vieil orphelin s'agenouilla et, d'un geste impatient, il entrelaça ses douces petites mains bleues. Qu'espérait-il en retour ? La gloire ? L'argent ? Les femmes ? La femme ? Non, rien d'aussi futile. Non, ce qu'il attendait, c'était une réponse de la part de ses vies antérieures. Une longue lignée d'hommes et femmes samsarans le précédait, et lui, comme un idiot, s'entêtait à entrelacer ses mains comme s'il allait, par quelque lien magique, pouvoir converser avec ses anciens moi. Enfin, converser avec n'importe qui.
Mène une vie austère. Mène une vie paisible et spirituelle et cultive ta foi. Patiente. Patiente. Ne brise pas le cycle. Le cycle ne doit pas être brisé. Entrelace tes mains, parle à Dieu. Ne brise pas le cycle, parle à Dieu. Mène une vie austère. Mange des fruits, des poireaux de préférence, j'aime les poireaux, et n'oublie pas de bien te laver le corps selon les trente-sept préceptes d'Agyen. Ne brise pas le cercle. Prie notre Dieu. Mène une vie paisible. Ton cycle, c'est nous. Ta maison, c'est nous. Ta vie, c'est nous. Ta fin, c'est moi.
Il laissa ses mains aller et se pencha vers la fontaine. Son nez effleurait la surface de l'eau. Ses yeux scrutaient le miroir liquide à la recherche d'une réponse, mais celui-ci était devenu opaque avec le temps et la négligence révolutionnaire dont avait fait preuve le jeune Samsaran tout au long de sa vie, sa vie à lui.
D'un pas enjoué, le Samsaran quitta l'oratoire en direction de la forêt. Sa maison ne payait pas de mine, seule, perdue dans toute cette immensité de troncs bien résistants et bien anciens. Il se disait toujours que de loin, on devait le prendre pour un petit cours d'eau traversant de part en part une forêt enchantée et cela le réjouissait : il savait que, d'une manière ou d'une autre, on devait lui attribuer quelques propriétés magiques miraculeuses. De loin, il devait être miraculeux. Une chimère. Mais les quelques écureuils et les oiseaux de la région n'étaient pas dupes : il n'était qu'un homme bleu pour qui la mort signifiait la venue d'un autre lui, une réincarnation, pour prendre sa place. Et c'était tout.
Quelle ne fut pas sa surprise alors de découvrir une petite maison délabrée, presque en ruines, embellie par la présence d'une jeune femme aux cheveux blancs platines plongée dans une lecture qui, à n'en pas douter, devait être miraculeuse. Un grand arbre le dissimulait.
Elle ne faisait qu'un avec cette vieille maison, avec ce petit potager où poussaient au petit bonheur la chance des carottes et des pommes de terre, avec ces étoiles d'avant l'aube qui faisaient ressortir sa chevelure immaculée, avec le chant de quelques sirènes qu'on pouvait entendre au loin, avec l'odeur de la forêt après une pluie vivifiante, avec la lenteur d'un temps qui fait se languir de la présence d'un compagnon, avec le miracle d'un tel paysage. Et cette femme, ce n'était pas la chose nouvelle qu'il avait attendu toutes ces années. C'était cette chose qui se suffisait à elle même, qui avait sa place, cette chose qui n'était pas lui. Cette femme, c'était la beauté d'un être qu'on aime, et qui vous aime, et qui vous saisit en votre essence profonde, et qui est votre essence profonde.
Ses pieds se mirent à bouger. Il descendit une pente douce. Le son de ses pas composait comme une symphonie qui, pour une raison ou pour une autre, trouvait bien sa place dans ce paysage miraculeux, avec cette femme miraculeuse. Il s'assit loin d'elle d'abord. Il jetait quelques regards timides. Un centimètre. Deux centimètres. Et cette distance qui les séparait, cette distance infranchissable de prime abord, se réduisit en un temps qui lui parut être un cycle entier. La femme mit son livre de sorte à ce qu'il puisse suivre avec elle.
***
Que dire d'autre ? Pourquoi ne pas arrêter là ? Parce que le cycle ne doit pas être brisé. Le Samsaran doit mourir pour qu'un autre prenne sa place. De ses vieilles mains frêles et bleues, il caressa le visage de sa bien aimée. De longs cheveux platine, immaculées, des cheveux sans doute tissés par Dieu lui-même en usant du tissu même de la vie. Des regards. Un regard. Un regard après une vie exceptionnelle. Un regard après des disputes, des moments d'une solitude brutale. Un regard pour tout. Vieux, très vieux, très malade. Le cycle ne sera pas interrompu, pensa-t-il. Mais pour elle, pour cette jeune femme aux cheveux platine, aucune fin n'était possible. Il le comprenait maintenant. Elle était une Ioph, un de ces êtres immortels et solitaires qui peuplent ce monde. Pour eux, il n'y a que des fins. Il toussait. Il toussait. Vermillon, écarlate sur sa peau saphir. Elle l'avait connu lui aussi. Il en était maintenant certain. Elle l'avait connu à chaque fois. Une femme qui échappait au temps. Combien de fois avait-elle dû souffrir sa réincarnation ?
Mène une vie simple. Mène une vie paisible, spirituelle et cultive ta foi. Patiente. Patiente. Ne brise pas le cycle. Le cycle ne doit pas être brisé. Elle viendra.
Il devait l'avoir rencontré un nombre infini de fois. Dix mille, trente mille ans plus tôt. A chaque mort, elle devait l'avoir retrouvé, avoir attendu qu'il s'approche. Et maintenant, une rivière coulait sur son visage. Il la laissa couler. Il le savait. Il la reverrait. Il la reverrait. Ton cycle, c'est elle. Ta maison, c'est elle. Ton Dieu, c'est elle. Ta vie, c'est elle. Ta fin, c'est moi. Mon début, c'est elle.
« A bientôt. », murmura-t-elle avec une voix brisée mais pleine d'espoir.
Un dernier regard, une dernière larme, une dernière tendresse somme toute entre deux êtres que la vie avait pris un si grand soin à entrelacer. Oui. Une somme. Une totalité. Un milieu. Un début. Mais non, jamais, jamais non, jamais une fin. Et, finalement, comme pour toute son espèce, un nouveau départ, une nouvelle histoire, un nouveau bonheur.
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