Chapitre 1 : Adriana
« Chéri, j’ai réussi ! »
Cela fait si longtemps que je n’ai pas ressenti une telle euphorie. Cette sensation de réussite, ce sentiment d’avancer dans la vie, et de garantir un avenir à sa famille. J’entre en trombes dans mon nouvel appartement, sans même prendre le temps de fermer la porte. Courant vers la cuisine, je manque de trébucher sur une de mes pantoufles. Que fait-elle ici, celle-là ! Alors que mon mari affiche un air paniqué, je laisse finalement tomber mon sac et lui saute dans les bras en riant comme une gamine.
« Attention ! Pense au bébé ! Et si tu étais tombée ?
– Le bébé va bien ! J’ai réussi ! J’ai enfin décroché mon premier contrat ! »
Sans attendre les détails, je suis soulevée du sol par des bras puissants, et me voilà à tournoyer.
« C’est super ! »
J’ai l’impression d’être retournée un mois en arrière, le jour où j’ai appris que j’étais tombée enceinte. Mon cher Thomas n’en revenait pas, lui qui l’attendait depuis si longtemps. En fait, il voulait déjà être père avant même de m’épouser. Je me souviendrai toujours du jour où je l’ai rencontré… Il errait, seul, dans le couloir de la fac, à la recherche de la salle B210, la salle que personne n’aime, car elle est si bien cachée et tellement dans le noir qu’on dirait une prison. Après ce jour, cette salle de classe était devenue notre petit point de repère à nous, avec des amis. On y faisait de nombreux jeux en dehors des heures de cours. Lors de ma deuxième année à la fac, Thomas et moi avons commencé à sortir ensemble. On était le couple parfait, selon les autres. S’il y avait eu un bal, nous aurions été le roi et la reine, parait-il.
Cela fait maintenant deux ans que nous sommes mariés, et sept ans que nous sommes ensemble. J’attends notre enfant depuis un mois. Une petite vie parfaite. Thomas m’a demandé en mariage le jour où j’ai eu mon diplôme supérieur en arts appliqués, il ne pouvait pas se lancer dans la vie active sans moi, m’a-t-il dit. Heureusement, avec son diplôme d’ingénieur, il a rapidement trouvé un travail dans une salle d’arcades. De mon côté, je suis passée par plein de petits jobs, le temps que la communauté « découvre mon talent », comme l’avait dit ma mère. J’ai donc produit plusieurs bande-dessinées pour un auteur, j’ai même créé un dessin animé pour une chaîne destinée aux enfants !
Voilà où j’en suis aujourd’hui, à ressasser ma vie dans mon canapé avec mon petit chocolat chaud dans la main. Mon époux est si attentionné.
« En rentrant du supermarché tout à l’heure, j’ai reçu un coup de fil, c’était la mairie, j’explique à Thomas, assis à mes côtés. On m’a demandé de peindre l’intégralité d’un mur pour cacher ses imperfections lors d’un évènement mondial. Tu te rends compte ? Un évènement mondial !
– C’est vraiment une super nouvelle ! s’exclame-t-il tout en esquivant mon bras à quelques centimètres de son nez. Quel genre d’évènement ?
– Je n’ai pas retenu le nom, mais je crois qu’ils vont installer une rampe sur laquelle vont défiler des motos en faisant des acrobaties, j’ajoute en haussant les épaules. Une sorte de concours géant avec musique, buffet et tout. En plus, si mon premier travail leur plaît, ils me laisseront décorer la rampe… »
Blottie dans des bras si confortables, je me sens rajeunie de plusieurs années, comme une adolescente qui n’attends que de se faire féliciter par son amoureux. Sachant que Thomas se proposerait pour faire le dîner et la vaisselle ce soir, je me suis mise immédiatement à mon premier travail. Je commence à gribouiller quelques idées furtives avec mon crayon à papier préféré. J’ai toutes les dimensions du mur, et je dispose de croquis présentant la future décoration du lieu : accessoires éparpillés sur le mur, emplacement des tables, des entrées, des vigiles, des lampadaires, de l’espace VIP et de ses chaises… Le plan complet de l’évènement est juste là, sous mes yeux, et je m’apprête à en gérer l’ambiance.
Une peinture sur un mur, c’est quelque chose de très sophistiqué et réfléchi, contrairement à ce qu’on peut croire. Un simple tag fait par un petit malin pour embêter ses parents, il n’y a rien à en tirer. Mais une œuvre d’art réfléchie et créée par des mains passionnées, une histoire retranscrite avec des formes et des couleurs, qu’est-ce, si ce n’est de l’art ? Chaque élément d’une fresque est à sa place caractéristique, rien n’est laissé au hasard. C’est pourquoi cela demande beaucoup de travail. Il faut penser à chaque détail, chaque personnage ou objet, chaque emplacement sur la scène, et chaque couleur.
Oui, l’harmonie des couleurs est quelque chose de très important et tout autant travaillé. De la même manière, il faut faire attention à ce que chaque pixel soit bel et bien à sa place, et que sa pigmentation soit exactement celle qu’il faut représenter. L’ensemble de ces choix crée toute une ambiance. Un simple changement du ton des couleurs, et le dessin représente une toute autre atmosphère.
Illustrateur, c’est un travail minutieux. Le critère le plus important, devant l’harmonie et les couleurs, c’est le client. S’il n’aime pas la proposition, je suis bonne pour tout recommencer, c’est pourquoi la phase du croquis et de la coloration sont primordiales. Ensuite, il n’y a plus qu’à peindre, ma partie préférée !
Je n’ai pas vu le temps passer. Cela fait déjà une semaine que je joue l’ermite dans mon bureau, à dessiner une fresque et à essayer différents coloris. Finalement, j’ai abouti à plusieurs résultats tout à fait satisfaisants. Un petit coup de fil, j’emballe vite mes affaires et je suis partie. J’ai décidé de me rendre sur le lieu où m’attendent mon travail et mon patron. J’espère obtenir son autorisation aujourd’hui, j’ai vraiment hâte de lui montrer mon talent sous son regard ébahi ! Enfin, s’il reste sur place pendant la préparation et la mise en place du terrain. Je suis vraiment décidée à lui en mettre plein les yeux.
J’inspire un grand coup.
J’expire lentement.
Je descends du tramway, et tombe nez à nez avec un de mes collègues sur ce projet, celui qui gère la musique. Peut-on dire qu’il est DJ ? Si on veut. Quoi qu’il en soit, j’espérais ne pas avoir affaire à lui alors que je dois me concentrer. Il est vraiment insupportable.
« Oh, bonjour ! Madame… Khera, c’est bien ça ?
– Bonjour, monsieur John, je réponds en m’efforçant de sourire.
– Vous venez pour écouter ma musique ? Je le savais, ricane-t-il. J’ai hâte que les gens viennent pour moi. J’ai bossé comme un dingue pour avoir ce job, je suis trop fan de cet évènement ! Et vous ?
– Je suis ici pour la décoration du mur, et peut-être de la rampe.
– Ah oui ? Vraiment ?
– Oui, vraiment, j’insiste en lui montrant mon plus beau sourire.
– Je vois, chuchote-il en accélérant la cadence. »
Soupir. Débarrassée de lui pour un bon moment. Bon, plus qu’à trouver le patron !
Alors que je me faufile entre cartons entassés, chaises dangereusement empilées et packs de bouteilles ouverts, j’aperçois l’homme de la situation. Il a l’air bien occupé, alors je me presse pour ne pas le perdre de vue, avant que quelqu’un d’autre ne le prenne à part.
« Bonjour, monsieur Lyn !
– Je vous en prie Adriana, appelez-moi Yves, me répond-il de son ton bienveillant. Comment allez-vous, aujourd’hui ? Vous ne vous surmenez pas trop, j’espère ?
– Ça va, merci. C’est aujourd’hui que commence le vrai travail, vous savez. »
Dans cette conversation, c’est un sourire sincère que je montre. Je veux prouver ma valeur. J’explique mon point de vue et mes choix par rapport à la décoration que j’ai proposée. Contre toute attente, Yves accepte mes explications sans trop poser de questions. Mon travail ne l’intéresse-t-il pas, où cela lui convient-il parfaitement ? Peu importe, j’ai le feu vert. Je me retrousse les manches, et demande aux ouvriers de rassembler le matériel dont j’ai besoin. Ne sachant pas ce que j’allais demander, il a été prévu bien plus que nécessaire. Le plaisir de payer plus parce qu’on a l’argent… Enfin, je ne m’en plains pas.
Lorsque j’arrive sur le lieu de mon expression artistique, je ne peux retenir un cri de surprise en apercevant l’immense échafaudage.
« Je vais monter là-dessus ? je demande au pauvre homme caché derrière une pile de seaux de peinture.
– Evidemment. A moins que vous ne sachiez voler, comment voulez-vous faire ? »
Je ne dis pas que je n’ai pas été prévenue, c’est simplement que je ne m’étais pas encore rendue compte de… la taille réelle de la chose. Plus je regarde cette structure qui me semble bancale, et moins je l’apprécie. Mon dieu. Je secoue la tête pour chasser le stress qui monte au fond de moi. Regardez ces ouvriers et ingénieurs du son et des lumières, ils grimpent et descendent comme de vrais singes. Pourquoi ne pourrais-je pas le faire ? On ne laisse pas une femme enceinte derrière. Poussez-vous, les gars !
La première étape consiste à reproduire le croquis sur le mur, afin de respecter les proportions et les emplacements lors de la peinture. Pour cela, je suis aidée par de jeunes bénévoles. Ils sont motivés, ça fait du bien de les diriger, ils m’obéissent sans se plaindre. Je me sens importante dans un grand projet. Alors que je continue de donner des instructions aux personnes qui travaillent à mes côtés, j’entends une conversation entre deux bénévoles. Je m’y attendais, s’ils sont ici à m’aider, c’est pour avoir une réduction sur la place payante par la suite. Mais tout de même, pas un seul ne rechigne sur la besogne. Du moins, face à moi.
Comme l’évènement consiste à faire défiler des motos, je me suis inspirée des tags de rues, avec beaucoup de flammes et des arrière-plans très colorés. Il faut donc avant tout s’occuper du fond. Pour cela, j’ai demandé de transférer certaines peintures dans des bombes. Les jeunes ont fait un super boulot là-dessus. Après deux heures de préparation et de mise en place, on peut finalement commencer à peindre. La bonne ambiance au sein de l’équipe qu’on m’a confiée me fait oublier la hauteur à laquelle je m’exerce actuellement. Même si, de temps en temps, la réalité réapparait sous mes yeux alors que je trébuche sur un morceau bancal, j’ai fini par ne plus y faire attention. Je m’apprête à bosser dans ces conditions pendant au moins trois semaines, après tout.
A la suite d’une bonne journée de travail comme celle-ci, en considérant que j’ai bien avancé, j’ai simplement envie d’une bonne douche et d’un bon repas. Alors que je suis assise dans le tram et recouverte de peinture, je ne peux m’empêcher de sourire. On doit certainement me regarder étrangement, mais peu m’importe. Je suis heureuse d’avoir décroché ce contrat. Lorsque j’ouvre la porte de mon appartement, je me rappelle que je passerai une soirée solitaire. En tête à tête avec moi-même. Thomas n’a pas pu refuser le repas avec ses collègues de bureau. Soit, je commanderai chinois.
* * *
Depuis trois jours maintenant, je me réveille d’humeur joyeuse et courbaturée. Différents jeunes se relaient dans mon équipe, sur la plage, mais ils sont tous très sympathiques. Sauf cette fille blonde. Quel est son nom, déjà ? Je crois qu’elle ne reviendra pas, de toute manière. Je n’ai pas réussi à lui tirer les vers du nez une seule fois. Ah, les ados…
Je me suis habituée à la longueur du trajet, à présent. Vingt minutes de tram. Dix minutes de marche. Ça fait du bien d’avoir un lieu où tout ce qui importe, c’est le travail. Quand je reviens à la maison, j’ai simplement envie de me détendre. Je me souviens alors de la période où j’illustrais une bande-dessinée, je passais tout mon temps dans mon bureau. Plus jamais.
J’exécute mon petit rituel du matin, en inspectant s’il ne manque pas de matériel, ou si la peinture sur le mur n’a pas été abîmée durant la nuit par la pluie ou des voyous. Tout va bien, on peut s’y mettre. Je distribue les tâches aux bénévoles du jour, et leur explique que nous allons nous attaquer à la partie cruciale de la fresque. L’arrière-plan est terminé, il faut maintenant commencer à tracer les contours des éléments du premier-plan. Comme les troupes commencent à fatiguer, je décide de les motiver avec un peu de musique. J’ai apporté une enceinte qui ne m’a jamais servie, et leur ai dit de choisir la playlist qu’ils souhaitaient. J’ai vu des sourires se dessiner. Parfait, au boulot !
Je grimpe la première sur la structure que je vois maintenant comme une aire de jeux. Il y a même des coussins qui ont été amenés, pour plus de confort. Je décide de commencer par l’angle en haut à gauche du mur, tandis que mes jeunes restent près de l’enceinte. Un crayon dans une main et un pinceau dans l’autre, je m’immerge immédiatement dans mon activité favorite. Alternant les outils et les couleurs, je me concentre sur ma dextérité, sans n’oublier aucun détail. Alors que mes subordonnés remplissent les formes que j’ai tracées auparavant, je m’occupe de peindre les yeux de la mascotte de l’évènement, un petit garçon avec une casquette à l’envers et de drôles de vêtements. Pour l’instant, je reproduis ses yeux telle une copie conforme, très agrandie.
Je n’entends pas la musique, je n’y fais pas attention, mais je me rends compte que je me dandine tout de même à son rythme. La tête, les épaules, le bassin, puis les pieds. Je ferme les yeux un instant, pour me remémorer la couleur exacte de l’iris. La seule chose qui me vient à l’esprit, c’est le visage de ma mère. C’était avec elle que j’écoutais cette musique, pendant qu’elle préparait le repas, et que je découvrais l’art de la bande-dessinée. Je devais avoir six ans, à cette époque. J’ouvre les yeux à nouveau. Je me rends compte que mon pinceau est tombé dans ma main gauche, et la voilà recouverte d’une tâche marron. Sans n’y prêter plus d’attention, je le récupère et commence un nouveau mélange de couleurs.
Après une bonne minute de dur labeur afin d’obtenir le résultat désiré, je me lève pour commencer à remplir l’iris de mon personnage. Problème : j’ai le bras trop court. Je ne peux pas monter à l’étage supérieur, je serai trop haute. J’essaie de me hisser, de m’étirer, mais rien n’y fait. Comme dernière tentative avant de demander à quelqu’un de plus grand que moi, je tente de me lever sur la pointe des pieds. C’est à ce moment que j’entends des voix s’élever plus fort que le musique, mais j’ai cessé de prêter attention aux cris de ces adolescents. Cependant, ceux-ci me semblent plus désordonnés, paniqués. Je tourne la tête vers eux, mais il est trop tard.
Sous mes pieds, je ne sens plus l’échafaudage. Je me vois m’éloigner du visage que j’étais en train de représenter, et je sens toute la force de la gravité peser sur mes épaules. Par réflexe, mes mains s’agrippent au mur, mais la surface a été lissée par les nombreuses couches de peintures. Tout se passe très vite, et pourtant cela semble durer une éternité. Un choc vif et puissant me fait courber l’échine, et me bloque la respiration.
Je sombre dans le noir.
* * *
Tout tourne autour de moi. Je ne le vois pas, mais je le ressens. Je sais que si j’ouvre les yeux maintenant, je serai obligée de les refermer immédiatement, car je n’ai aucun équilibre. J’ai cette désagréable sensation de tourner sur moi-même, tandis qu’un gigantesque poids s’efforce de me maintenir stable au niveau du ventre. Tout mon corps me fait mal. Je tente de me recroqueviller sur moi-même, mais je ne parviens qu’à pencher la tête et froncer les sourcils. J’aimerais boire. Thomas. Thomas, où es-tu…
Un doigt souple et fin vient me caresser la joue. Avant que je ne m’en aperçoive, ce geste délicat était destiné à essuyer une de mes larmes. Je ne veux pas me réveiller, si c’est pour souffrir de la sorte. Laissez-moi me rendormir…
J’entends quelqu’un entrer dans la pièce, tandis que celle-ci semble toujours tourner autour de moi. Je n’ose pas ouvrir les yeux. Je ne veux pas savoir où je suis. Je ne veux pas savoir ce qu’il se passe. Je veux juste dormir et oublier cette atroce douleur.
« Docteur ! Comment va-t-elle ? »
Je reconnaîtrai cette voix n’importe où, n’importe quand, même sourde. Thomas, je sais que tu es là. Je n’entends que partiellement la suite de la conversation, mais une phrase en particulier m’a permis de retrouver mes sens, et de me concentrer sur les mots échangés.
« Elle a fait une sacrée chute, soupire le docteur. Ne vous inquiétez pas pour votre enfant, il est sain et sauf, et grandira sans problèmes. Pour ce qui est de votre femme… Nous avons fait tout notre possible, mais le choc au niveau du dos était violent, et une partie de la moelle épinière a été touchée. Nous avons fait une radio, et nous avons peur que ça ait affecté sa vue… définitivement.
– Vous voulez dire…
– En effet, nous craignons qu’elle ne recouvre jamais la vue. »
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