Chapitre 3 : Léane

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Je me concentre. Je donne toute mon énergie devant la télévision. Je fais tout ce que je peux pour entendre la voix de cette journaliste que je connais si bien. J'ai beau plisser les yeux et rester immobile, je ne perçois pas une seule bribe de son. Je monte le son à son maximum. Mais là encore, aucun résultat.

Cela fait bientôt un an que j'ai perdu l'ouïe. Les premiers mois ont été une torture digne du pire supplice que Satan puisse donner. Chaque soir mon lit devenait une mare de larmes qui n'arrivaient pas à s'arrêter de couler le long de mes joues. J'étais non seulement anéantie, mais aussi terrorisée.

Le soir de la découverte de mon handicap, j'ai cru à une simple anomalie passagère qui s'arrangerait avec le temps. J'étais plus loin de la vérité que jamais. Les docteurs ont tout fait, tout analysé, tout testé. Ils ont supposé que tout devait provenir d'un contact avec des produits chimiques qui auraient altéré quelque chose dans mon cerveau. Des connexions me semble-t-il. Seulement ils n'ont jamais trouvé exactement ce qui m'avait volé mon ouïe.

Moi, je savais d'où cela provenait. Les médecins n'ont pas tardé à trouver eux aussi l'endroit où j'étais entrée en contact avec les solutions chimiques coupables. Mon maître de stage, monsieur Fernandez, a été condamné pour mise en danger involontaire d'autrui. Il n'a pas écopé d'une peine de prison, simplement d'une interdiction d'exercer son travail pour une certaine période.

Quoi qu'il traverse, je suis persuadée que ça ne peut pas être pire que l'enfer dans lequel je suis tombée. Aujourd'hui encore, j'espère si fort qu'il souffre et que ses regrets le hanteront jusqu'à sa mort. C'est une bien trop douce punition à mon goût. Je ne l'ai cependant pas recroisé depuis l'accident. Chaque jour, je regarde les passants en le cherchant, pour me ruer sur lui, et le frapper avec une rage, une véritable haine qui pourrait me donner la force de lui faire mal. Très mal.


Même si ma souffrance n'est pas physique, la douleur qui ne me quitte plus n'en est pas moins pire. Et je veux qu'il l'éprouve.

Pourtant… Je me force à croire qu'il n'est pas responsable dans l'histoire. Je n'y suis jamais arrivée. Tout comme je n'ai jamais réussi à ne pas rejeter la faute sur ces médecins totalement incompétents et d'une délicatesse si peu crédible. Ils venaient me voir chaque jour, alors que j'étais à l’hôpital, et me souriaient de cette manière si peu sincère, fabriquée de toutes pièces pour me rassurer. Je ne suis jamais tombée dans leur piège immonde et qui partait pourtant d'une bonne intention. Je suis persuadée qu'ils n'ont jamais eu foi. Ils n'ont jamais donné le meilleur d'eux-mêmes, et je pense aussi qu'ils ont compris dès le début que je serai à jamais sourde. Pourquoi me faire croire le contraire ?


Je regarde l'écran de la télévision avec une colère non dissimulée. Finalement à bout de nerfs, je me lève et colle mon oreille contre les haut-parleurs. Je ressens les vibrations que produit le son, mais seul le silence me parvient. Soudain apparaît dans mon champ de vision ma mère qui semble agacée. Elle éteint la télé et joue avec ses mains pour pouvoir communiquer avec moi.

Deux mois après le fameux soir, les médecins ont décrété que mon handicap serait permanent. La nouvelle m'a fait si mal que je me suis effondrée dans les bras de ma mère, perdant connaissance. Puis, on m'a inscrite à des cours de langue des signes pour que je puisse parler ce langage étranger et le comprendre. Ma famille a fait de même.

Nous ne sommes pas des maîtres en la matière, mais lorsque nous ne nous comprenons pas, nous utilisons nos stylos. J'en ai toujours un dans ma poche. Un petit stylo bille qui me permet d'écrire sur ma paume gauche quelques mots, à défaut de toujours avoir une feuille sous la main.

« Arrête, me signe-t-elle. Tu te fais du mal. Ça ne t'aidera pas à avancer. »

Ses yeux brillent de larmes qu'elle retient. Je ne reconnais plus ma mère depuis un an. Autrefois si souriante, si enjouée, la voilà désormais triste en permanence et protectrice au point d'en être étouffante. Je lui réponds par signe, refusant d'utiliser ma voix sans pouvoir l'entendre.

« Laisse-moi, j'ai besoin de ça.

Tu dois retourner en cours. »

Je ne peux retenir un rire sarcastique. Mais je réalise que je ne l'entends pas et plaque une main contre ma bouche.

« Dois ? Quand est-ce que l'on parle de ce dont j'ai envie ? Et comment veux-tu que je suive les cours ? fais-je avec de grands gestes colériques.

Je pense à ton bien être. Il ne passe parfois pas par tes désirs mais par des devoirs. »

Alors, sans même penser aux conséquences, je fais un geste obscène à ma mère qui réagit au quart de tour. La gifle fait mal, mais j'ai déjà bien plus souffert. Je fixe ses yeux qui tentent de fuir mon regard. Alors je me précipite dans le hall d'entrée, enfile mes chaussures et ouvre la porte d'entrée. Puis je me rends compte que ma mère n'essaye pas de m'arrêter. Je retourne discrètement sur mes pas, et jette un regard furtif au salon. Elle est assise sur le canapé, un livre entre les mains.

Je me mords la lèvre, tentant de contenir la déception et le chagrin qui remontent le long de ma gorge comme un acide qui brûle sur son passage et laisse une douleur désagréable. La solitude ne m'a jamais fait aussi mal. J'essuie des perles qui pointent le bout de leurs nez à mes yeux et sors de chez moi dans un silence pesant. Mais pour moi, il n'y a plus de silence agréable, de silence gênant, long, inutile, calme ou bien pesant. Il n'y a plus qu'un silence éternel.


* * *


Une fois dehors, je déambule dans les rues de la ville, en essayant d'imaginer le son des voitures, des passants, des animaux ou même de mes pas. C'est ce que m'a conseillé de faire la psychologue que je vois régulièrement depuis l'accident.

Je regarde un couple qui se dispute, et m'imagine leurs voix pleines de mépris. Je fixe un chien qui aboie en m'imaginant un cri rauque et profond qui ferait presque peur. J'observe ensuite un adolescent sur un skate, une enceinte sur l'épaule en m'imaginant la musique qui s'en échappe, le roulement de sa planche, et le rire grave du jeune.


Finalement, mon regard croise celui d'une femme. Grande, élancée, brune. Jusque-là rien d'incroyable. Elle tient un enfant par la main. Mais quelque chose m'intrigue et me fait froncer les sourcils.

L'enfant marche légèrement devant celle qui est probablement sa mère, tandis que cette dernière ne regarde ni son chemin, ni le garçon. Elle me fixe moi. Je rougis en me demandant si ma surdité est visible et si la femme ne l'aurait pas constaté.

Au moment où nous allons nous croiser, je pousse un soupir de soulagement, mais à l'instant où nos regards se séparent, la femme me bouscule. C'en est trop, ni une ni deux, alors que je me retourne pour demander des explications, je constate que la femme est guidée par son fils qui semble la diriger comme s'il tirait sur une corde.

Je sens alors un poids tomber sur mes épaules, un peu comme une cascade d'eau froide. Cette femme…. Cette femme qui ne regarde pas devant elle quand elle marche doit être aveugle.

Prise au dépourvue, statufiée par cette révélation, ne sachant pas comment réagir, je commence à suivre la jeune maman. Un peu comme si elle auréolait d'une lumière divine, je marche dans ses pas, sans savoir pourquoi. Mais vingt mètres plus loin, dans une ruelle moins vivante, elle bouscule de nouveau un passant.

Le jeune adolescent qu'elle a percuté paraît en colère et commence à faire de grands gestes des bras. Il parle trop vite et je n'arrive pas à lire sur ses lèvres. Je suis légèrement dissimulée par une poubelle et observe en spectatrice ce qui suit.


La maman semble tenter de calmer le jeune, qui n'écoute pas un mot et continue son manège de gestes amples et de paroles probablement insultantes. Puis, sans que je ne le voie venir, il pousse brutalement la femme qui trébuche sur un carton et s'effondre par terre !

« Bouge ! me chuchote une petite voix. Fais quelque chose ! »

Qu'est ce qui me terrifie ? Je reste pétrifiée en contemplant le spectacle abominable. L'adolescent commence à donner des coups de pieds à la mère, toujours à terre, tandis que son petit garçon essaie de retenir l'agresseur en lui tirant par la manche. Je n'ai aucun mal à imaginer ses pleurs et ses supplications, les gémissements de sa mère, et les moqueries de l'agresseur.

Je vois dans cette scène une réalité qui me brise le cœur : je ne serai jamais à ma place dans la société avec ce handicap. Quoi que je fasse. Et je ne peux pas prendre le temps de m'inquiéter pour les autres ou leurs problèmes deviendront les miens. Je dois être égoïste. Je ne peux pas me permettre d'être cette adolescente que j'étais. Je dois me dissimuler dans la foule, me désintéresser de tout, ne pas faire de vague. Je contemple donc cette scène, d'un regard étranger, comme si je n’étais que devant film assez violent.

Puis je m'enfuis en me répétant que je n'ai pas le choix, que c'est la meilleure solution. On m'a toujours dit qu'il n'y avait pas de mauvaise décision. Alors je prends la décision de m'en aller. Je cours comme cette foutue maladie d'amour. Comme Forest. Comme pour fuir un élément qui fera malheureusement toujours partie de moi me suivant telle mon ombre, indissociable de moi.


* * *


Assise devant mon piano, je caresse le clavier. Mes doigts glissent entre les touches noires et blanches, entre deux do d'une même octave. Les images de l'agression restent ancrées dans ma mémoire. Sans prendre garde, j'appuie sur un ré.

Le silence qui suit m'arrache des larmes.

Le soir-même de la révélation de mon handicap, Carolane m'a prise dans ses bras. Elle était totalement dépourvue, impuissante, et profondément désolée pour moi. C'est la dernière fois que je l'ai vue. Je n'ai plus osé retourner la voir, et à quoi bon ? C'était la musique qui nous reliait. Aujourd'hui elle ne peut plus nous réunir.

J'enfonce une autre touche, toujours rien. J'essaie de m'imaginer le son du la que je viens de jouer. En fait, je le connais par cœur, encore mieux que la voix de ma mère. Cette dernière, je semble l'avoir oubliée. J'ai oublié la voix de ma mère ! Je sais que dans quelques années, peut-être même quelques mois, ma mémoire aura perdu les souvenirs de n'importe quel son. Alors chaque jour, comme pour un rituel rassurant, je me repasse en tête la mélodie du thème de « La liste de Schindler ». Ce morceau, je le jouais chaque jour au piano. C'était à ma demande que Carolane m'avait appris à le maîtriser et à le connaître sur le bout des doigts.

Hors de question de l'oublier. Je ferme donc les yeux et me remémore chaque note, chaque variance, chaque crescendo et decrescendo. Je n'ose cependant pas appuyer sur les touches. J'ai trop peur de réaliser, comme à chaque fois que je suis confrontée à un bruit que je trouvais agréable, que je n'entends rien, mis à part ce silence éternel. Je décide quand même de faire défiler mes doigts qui se croisent et décroisent quelques centimètres au-dessus du clavier. Juste pour ne pas oublier que je suis toujours capable de bouger, juste bouger. Mes oreilles m'ont peut-être abandonnée, mais mes mains m'obéissent encore.

Une fois mon morceau « fictif » terminé, une image succède à cette mélodie imaginaire.

Je revois l'agression, la femme qui tombe, l'enfant qui la défend. J'aurais dû intervenir. Agir ! Mais qu'aurais-je pu faire ? Avec un égoïsme et une lâcheté ignoble, je pense avec soulagement que j'ai échappé au lynchage. Dommage pour cette femme.

Tandis que ces pensées abominables filent dans mon esprit, je réfléchis à mon avenir. Je réfléchis aux différents chemins qui s'ouvrent à moi. J'ai déjà trop pleuré sur mon sort. Il est temps de se relever et d'avancer.

Sans réussir à le retenir, un rire s'échappe de ma bouche. J'aurais beau me relever, il y aura toujours ces ordures pour me faire trébucher de nouveau. Que ce soient des humains, ou cette fichue surdité.

Quelques heures plus tard, ma mère entre dans la chambre.

« Il faut qu'on parle. » signe-t-elle.

Sans hésiter, pour fuir cette discussion comme j'ai fui l'agression, d'une manière méprisante, je lui réponds sans même la regarder, et d'un geste désintéressé, que je sors chercher le courrier. Une fois dans le hall, j'insère les clefs dans la serrure de la boîte aux lettres, mais cette dernière est vide, à l'exception d'un flyer. Alors que je m'apprête à le broyer dans mes mains, mon regard est attiré par le slogan.

Le papier entre mes doigts qui tremblent d'excitation, ou peut-être d'appréhension, semble aussi lourd et précieux que la voûte céleste que porte Atlas sur ses épaules. Mes yeux déchiffrent avec lenteur chaque mot du slogan que je caresse du pouce, comme pour m'assurer de l'authenticité de la publicité.

Le flyer est très simple : blanc et bleu. Dans l'angle en haut à gauche, se cache un emblème, un oiseau encerclé par un anneau de feu. Je comprends tout de suite qu'il s'agit d'un phœnix, cet animal mythique qui renaît de ses cendres.

Alors que je penche mon visage pour analyser plus précisément le symbole, une odeur délicate se fraie une route jusqu'à mon nez. A mi-chemin entre cet air marin, si caractéristique de la plage, et de cette odeur si spécifique aux pages d'un livre neuf que l'on feuilletterait, je ne saurais pas déterminer exactement l'origine de ce parfum. Ce dernier n'est pas écœurant, mais bien au contraire, enivrant et envoûtant.

Puis j'éloigne le flyer de mon visage pour relire le slogan une énième fois. J'ai beau essayer de comprendre autre chose, rien ne me permet de douter. La phrase est claire comme de l'eau de roche : « Un rouage cassé pour vous, un défi à relever pour nous, un avenir meilleur pour tous ! ».

Au dos du prospectus, un texte s'étale, et je le lis comme si je devais traduire des runes, avec attention, avec précaution : « Recoudre les plaies, effacer les cicatrices, telle est la mission du Programme. Vous avez eu un accident, vous êtes nés désavantagés et vous en avez assez d'être hors-normes ? N'attendez plus ! Laissez le Programme redéfinir votre avenir et rétablir votre futur ! »

Je jette un coup d’œil à travers la fenêtre en verre du hall. Personne. Je ressens soudainement comme une montée d'adrénaline. Le sang bat à mes tempes, coule à flot dans mes veines comme un torrent tempétueux ! Et, des dizaines de questions à l'esprit, je rentre chez moi dans l'espoir d'en savoir plus. Dans l'espoir d'en découvrir plus sur le “Programme”. Je suis persuadée qu'il va changer ma vie. Ce petit papier que je tiens dans mes mains me le garantit.

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