Chapitre 11 : Léane
Cela fait bientôt une semaine que je suis arrivée au centre du Programme. Mon quotidien est pour le moment rythmé par des heures de cours, des activités thérapeutiques ennuyeuses à mourir et des examens médicaux. J'ai également des cours de langue des signes en compagnie d'autres sourds. Pour l'instant, je n'ai effectué aucune de ces fameuses « missions » qui doivent payer les frais de recherches ainsi que le personnel qui travaille dans le Programme. La patience n'est pas un de mes points forts et l'attente devient insupportable. J'ai beau insister auprès de Hugo pour récolter des informations, ce dernier est clair :
« Je n'en sais pas plus que toi… Patiente. »
Mais voilà qu'hier, enfin, j'ai trouvé une lettre dans ma chambre en rentrant d'un atelier bricolage duquel je ne croyais pas ressortir saine d'esprit. Posée sur mon lit, portant le sceau du programme, elle m'était destinée. J'ai déchiré l'enveloppe comme un vulgaire emballage d'un cadeau de noël dont seul le contenu nous intéresse, avec hargne et enthousiasme.
« Léane, tu trouveras ci-jointe la convocation de ta première mission. Après concertation avec le personnel soignant, nous avons pris la décision de te proposer cette dernière car elle semble en adéquation avec tes compétences et tes désirs. Pour plus d'informations, réfères-en toi à ta convocation où tout t'est expliqué.
Au moindre doute, n'hésite pas à venir me voir directement,
Bonne soirée,
Hugo »
Avec la fameuse convocation était scotchée une carte en plastique flanquée d'un code barre et d'un numéro. Lorsque j'ai lu l'intitulé de ma première mission, « en adéquation avec mes compétences et mes désirs », j'ai hoqueté.
« Entretien de locaux »
J'ai failli déchirer la feuille, mais, avec tempérance et raisonnement, je me suis contentée de décoller la carte d'accès avec délicatesse, puis j'ai chiffonné avec dépit la convocation entre mes mains avant de la jeter dans un coin de la pièce. Du ménage ? C'est ce à quoi j'ai seulement le droit ?
Finalement, je me suis rendue à la salle à manger. Lorsque j'ai poussé les portes battantes qui y menaient, le premier visage que je croise est celui d'Adriana. Un frisson m'envahit, partant de la racine de mes cheveux pour se rependre jusqu'à mes orteils. Son regard croise le mien. Du moins c'est l'impression que j'ai. Bien que très clairs et totalement inactifs, ses yeux émettent toujours la même émotion que ceux d'un voyant. Je baisse le visage, comme si le regard qu'elle me lançait était accusateur et lourd de reproches.
Voilà une semaine que je ne lui ai pas adressé la parole. Après lui avoir avoué mon lourd secret, je n'ai pas pu m'empêcher de l'éviter. On pourrait penser que c'était une chose assez aisée car je pouvais la croiser dans un couloir sans qu'elle ne me voie. Mais sa simple présence suffisait à me faire changer de direction.
Je prends une grande inspiration, et me rends devant le buffet. Rien ne me fait envie. Ni la coupole d'argent remplie d’une jardinière de légumes colorée, ni le gratin qui laisse une odeur sucrée se frayer un chemin jusqu'à mon nez. Mon regard se perd entre les multiples plats, et je laisse mes pensées se mélanger dans mon esprit. Des doutes m'assaillent. Et c'est justement dans ce genre de situation que Hugo m'a conseillé d'aller le voir. Finalement, on tapote sur mon épaule, et je me retourne pour faire face à Adriana et Camille. Cette dernière me sourit de toutes ses dents, mais cela ne suffit pas à me rassurer.
« Adriana te cherche depuis plusieurs jours, m'explique-t-elle. Ça va aller ? ajoute-t-elle à voix haute en s'adressant à Adriana.
- Oui merci, parviens-je à lire sur ses lèvres. »
Camille s'éloigne et me voilà seule face à Adriana, en proie à mes pires démons.
« Viens, me demande-t-elle en articulant, allons nous asseoir. »
Je peine à lire sur ses lèvres, mais le message est limpide comme de l'eau de roche. J'envisage la fuite, mais cette option ne me semble pas la plus louable. Aussi, comme si cela était naturel, je prends sa main et la dirige vers une table. A tâtons, elle cherche une chaise. Une fois le dossier d'une en main, elle s'assoit précautionneusement. Je la suis en m'installant à ses côtés.
« Oui ? fais-je d'une voix si intimidée que je doute qu'elle m’ait entendue . »
Adriana attrape son sac à dos et en sort un stylo et un carnet. Elle arrache une feuille de celui-ci, et commence à y rédiger une phrase, les yeux perdus dans le vide. Ses gestes sont précis, et témoignent d'une agilité hors du commun et d'un talent spécifique à une activité manuelle. Je pense aussitôt à l'art ou l'écriture. Puis, elle me tend la feuille. Son tracé est certes un peu hésitant mais son écriture est aussi lisible que celle d'un voyant.
« Je ne t'en veux pas » est-il écrit.
Ces quelques mots me réchauffent et me réconfortent. Le poids la culpabilité que je portais sur mes épaules semblent s'être allégé. Mais il n'a pas totalement disparu.
« Mais je m'en veux… marmonné-je en essayant d'être audible tout de même. Qu'est-ce que je peux faire ? »
Adriana reprend la feuille, la retourne et y griffonne d'autres mots : « Tu n'as rien à faire. Tu ne pouvais rien faire. »
Sans attendre ma réplique ou une quelconque réponse, elle m'écrit d'appeler Camille. Je la repère au bar et l'interpelle. Elle se joint à nous, gardant ce même sourire, si éclatant et pourtant qui paraît si sincère. Adriana lui lance quelques mots que je n'arrive pas à comprendre. Finalement c'est Camille qui me les traduit.
« Adriana voudrait manger avec toi. Tu veux bien ? Je servirai d’interprète. »
J'acquiesce en esquissant un maigre sourire, pas encore tout à fait sereine.
Mais le repas se passe très bien. La présence de Camille est une vraie chance et nous permet de communiquer facilement. J'apprends, par l’intermédiaire de Camille, comment Adriana a perdu son outil de travail, son sens le plus essentiel pour la pratique de son métier, de sa passion : sa vue. Elle me dit à quel point cela l'a fait tomber plus bas que terre quand elle a compris qu'elle ne pourrait plus peindre. Elle m'avoue avoir eu du mal à vivre avec. Au final, elle m'explique qu'elle ne pense pas qu'on puisse vivre avec, mais qu'on y survit, tout simplement. C'est un combat de tous les jours et elle met beaucoup d'espoir dans le Programme. Je n'ose imaginer la lutte qu'elle a dû mener pour apprendre à se débrouiller dans son quotidien. Mais elle garde sur son visage, malgré ses yeux clairs et malgré les souffrances qu'elle a vécues, une expression chaleureuse et rassurante.
Puis vient mon tour de lui raconter ma chute, provoquée par une stupide bêtise. Trébucher sur une racine pourtant mise en évidence par des panneaux de prévention reviendrait au même. J'ai été bien trop négligente. Ressasser tous ces souvenirs me donne la sensation d'étouffer. Mais je continue, je crache tout ce que j'ai sur le cœur, sachant qu'Adriana me comprend. Je délivre tous mes regrets, tous mes espoirs, tous mes rêves. J'en ai besoin.
Le temps passe, et nous nous retrouvons à rire à trois de nos pires anecdotes. Désormais mon sourire est franc et j'aimerais tant qu'Adriana le voit… Un vigile s'approche de nous et nous prévient que la cantine ferme bientôt.
Nous nous quittons donc et je regagne ma chambre avec un certain soulagement, mon appréhension ayant totalement disparu. Alors que je vais me coucher, j'aperçois ma convocation froissée qui gît par terre. Encore une fois, je regrette cette action puérile et méprisable. Alors, je la ramasse et prend connaissance de toutes les informations nécessaires pour mon premier jour de mission. Quand je constate que cette dernière débute demain, je me presse de chercher une tenue que je puisse salir et je la pose consciencieusement sur une chaise. Je lisse même d'un geste de la main la veste que j'accroche à un cintre et que je suspends dans mon armoire. Pour parfaire ma préparation, je pose le nécessaire pour accrocher mes cheveux, des élastiques et des barrettes, sur mon bureau de manière que je ne les oublie pas le lendemain.
Lorsque je m'allonge et éteint la lumière, mes pensées vont en premier à Adriana. Savoir qu'elle est ici avec moi m'apporte un certain réconfort. Un sourire s'étale inconsciemment sur mon visage. Je ne suis plus seule, et je me rapproche de la guérison. Avant de m'endormir, je m'imagine de nouveau devant mon piano. Je mets tant de croyance dans cette image, que j'entends presque les notes qui s'élèvent de ce bel instrument tandis que j'enfonce les touches si lisses.
Et enfin, mon esprit s'égare dans le monde des rêves, qui pour moi, est un lieu où j'entends de nouveau le sifflement des oiseaux que je vois pour le moment voler silencieusement.
* * *
Je plonge la serpillière dans le seau rempli d'eau en soupirant. L'entrain que je montrais au directeur de cette école trois heures plus tôt a bien vite disparu. Mais je frotte tout de même vigoureusement le sol dallé. J'ai trouvé une peluche à moitié déchirée dans la salle de sieste, un collier de perles roses gisant dans un coin, et un foulard coloré dans une salle de classe. Bonne employée que je suis, j'ai récolté tous ces objets perdus pour les rendre à l'institutrice qui sirote un café dans son bureau.
Lorsque je sors cinq heures plus tard du bâtiment que j'ai nettoyé de fond en combles, je prends une grande inspiration. Mais je me presse pour retrouver Hugo qui m'attend sur le parking. Assis sur le capot du camion du Programme, il tient entre ses doigts une cigarette allumée. Lorsqu'il me voit, il la jette par terre.
« Hugo, et la planète ? je m'énerve. Tu pourrais faire un effort ! »
Il me répond par un sourire exaspéré. Cela ne fait qu'une semaine que nous nous connaissons, mais un lien s'est déjà établi, et je me permets de le reprendre sur ses petites habitudes que j'ai l'impression de connaître par cœur.
« Monte, on va chercher le reste du groupe, m'intime-t-il. »
Pas plus de dix minutes après, nous voici, Marie, Fanny, Pauline, Charles, Hugo et moi dans le mini camion, tous éreintés par notre première journée de mission en dehors des locaux du Programme, à environ trente minutes de trajet chacun. Les trois jeunes filles ont dû abandonner leurs habits farfelus et excentriques pour aller nettoyer des champs et des plages. Elles se sont déjà endormies. Hugo, le jeune garçon de seize ans qui, le premier jour, portait une tenue noire et parcourue de clous et de trous, aborde aujourd'hui un style bien différent. Son style négligé n'a pas changé, mais son large pantalon est parsemé de taches de peinture et ses cheveux ébouriffés sont recouverts d'une fine couche de poussière. Je me rappelle alors qu'il travaillait dans un chantier. Il peine à lutter contre le sommeil et lorsqu'il me voit l'observer, je me prépare à recevoir un regard noir. Mais son sourire taquin me rassure. Il tape l'épaule de Hugo qui, un rang devant, conduit. Ce dernier attrape un carnet déposé sur le siège passager ainsi qu'un stylo et le donne à Charles. Celui-ci griffonne quelques mots sur la première page et me la tend.
« Léane c'est ça ? »
Cette petite attention me fait chaud au cœur, et j’acquiesce. Je me saisis du cahier pour à mon tour communiquer avec lui.
Tout le long du trajet, nous échangeons grâce à ce petit carnet. Puis, lorsque les trois jeunes filles se réveillent, elles entrent dans la discussion en exigeant « avoir la parole ». J'ai presque l'impression d'entendre leurs rires, tant leurs visages rayonnent. Nous faisons passer le cahier de main en main et à chaque feuille qui passe, notre amitié s'approfondit.
Quand je sors de ma douche, la salle de bain est totalement enfumée de vapeur d'eau. Je frotte le miroir sur lequel la buée s'est déposée, et je m'observe. Un large sourire, des yeux brillants et une mine épanouie. Je ne me reconnais plus.
Je sais que je vais retrouver l'ouïe. J'y crois ce soir plus que jamais, et je me jure de donner toute mon énergie dans les missions.
A l'instant présent, il me semble impossible qu'il en soit autrement. Rien ne peut faire obstacle ente moi et mon objectif. Rien.
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