Chapitre 13 : Adriana
Aujourd’hui, je suis professeur. C’est marrant, même moi je ne m’en croyais pas capable, et pourtant tout le monde m’a soutenue, dans mon groupe de soutien, quand j’ai proposé cette idée. Ils ont même fait bien mieux : ils ont cherché avec moi ce qui était à ma portée, en énonçant les points négatifs et positifs à chaque proposition. Finalement, je les aime bien. Même les trois gamines arrogantes.
Pour la première fois, je vais donner un cours à toute une classe. Pendant deux heures, une quinzaine d’inconnus auront les yeux rivés sur moi, autant dire qu’ils comptent tous uniquement sur moi. Pour l’instant, je suis dans un monospace. J’entends le vent glisser bruyamment contre les parois extérieures, et les voitures qui passent en face créent un rythme presque régulier et berçant. A ma gauche se trouve un gamin, je ne sais pas qui exactement, mais il est certainement enrhumé et n’aurait pas dû venir, car ses reniflements sont insupportables. Devant moi, une jeune fille passe le temps à chantonner tout ce qui passe à la radio, maintenant qu’elle a fini de nous raconter sa scolarité et ses histoires d’amour. Le chauffeur se trouve être Hugo. J’ai l’impression qu’il a beaucoup de temps libre, car il passe pas mal de temps à nous emmener à droite et à gauche avec différents véhicules.
On me dépose au niveau d’une école d’arts. Je descends promptement du véhicule, mais je suis accueillie par des paroles méprisantes et tranchantes provenant d’une vieille femme.
« Madame Khera, crache-t-elle avant de faire une pause, sûrement pour m’examiner de haut en bas. C’est par ici, suivez-moi. »
Je n’ose pas répondre, tant cette agression me cloue sur place. Je n’ai même pas encore dit un mot, c’est comme cela que la société traite les adhérents du Programme ? Ne voulant recevoir encore plus de reproches, je détecte le son de ses pas et les suis le plus prudemment du monde. Je tente d’adopter une démarche naturelle. Qui sait de quoi j’ai l’air ?
Une fois arrivée devant la salle de classe à laquelle on m’a assignée, je n’en reviens toujours pas, je ne me suis pris aucun mur ! Et, encore heureux, je n’avais aucun étage à monter.
« Cette classe est à vous, m’annonce sèchement la vieille dame. J’espère que vous avez lu, euh je veux dire vu le programme de cette année. Bonne chance, siffle-t-elle avant de tourner les talons. »
Et voilà. Je suis seule. Enfin, façon de parler. Je ne sais même pas si la porte est ouverte, si mes élèves sont déjà là, ce que je dois faire exactement, ni où se trouve le matériel nécessaire. Dans un bruissement, quelqu’un se rapproche de moi. Il n’essaie pas forcément d’être discret, je dirais simplement qu’il est timide, ou qu’il se trouve face à une situation à laquelle il n’avait jamais eu à faire : moi.
« Bonjour ! s’annonce une jeune fille très joviale. Vous êtes le professeur de poterie, n’est-ce pas ?
- Oui, bonjour, tu peux m’appeler Adriana, je réponds en montrant mon plus beau sourire.
- Venez, je vais vous guider, se propose-t-elle en attrapant ma main libre. D’ailleurs, ne faites pas attention à cette vieille peau, la seule personne qu’elle supporte, c’est le directeur de l’école. »
Je ne peux m’empêcher de retenir un petit rire face à cette franchise de jeunesse. Si je ne peux plus compter sur les adultes, ça fait toujours du bien de voir le naturel enjoué des jeunes. Elle m’amène jusqu’à mon bureau, en prenant soin de me placer face à la classe, où je peux enfin commencer mon cours.
« Bonjour à tous, je m’appelle Adriana. Dans le cadre du Programme, je suis en essai pour devenir votre professeur de poterie. Je compte sur vous ! »
J’aimerais me balader entre les rangs et détecter les erreurs de mes étudiants en herbe, mais je risquerais de me cogner un peu partout et d’aggraver les choses. Je ne verrais rien, qui plus est. J’ai donc décidé de commencer par leur montrer l’exemple. Un bloc d’argile dans les mains, j’essaie de bouger mes doigts lentement pour sculpter la forme voulue, tout en expliquant comment et pourquoi je le fais. J’espère seulement que tout le monde regarde…
Après avoir énuméré les étapes, les techniques et les erreurs à ne pas reproduire, les élèves sont retournés à leur siège, déjà excités à l’idée d’une nouvelle matière ne pouvant que leur rapporter des points. Leurs remarques et rires discrets incessants installaient une atmosphère conviviale dans ce petit groupe. De cette manière, je savais à peu près toujours ce qu’il se passait.
Au bout de vingt minutes, la petite Julie est venue me montrer son travail. Enfin, me faire toucher, pour se faire évaluer. C’est une catastrophe. La forme n’est pas du tout celle attendue, les parois sont loin d’être lisses et l’intérieur est à peine creusé. On m’a certainement vue froncer des sourcils et grimacer alors que je caresse le vase, très insatisfaite du résultat. Soudainement, une vague de rage remonte en moi. Cette Julie me refait penser à cette vieille dame, me prenant pour une moins que rien et une incapable.
« Julie, si tu ne voulais pas faire de poterie, il ne fallait pas t’inscrire dans ce cours. Et si tu voulais te payer la tête des gens, il fallait choisir une autre filière d’études. Il va falloir faire des efforts, sinon tu n’auras pas de bonne note, pourtant facile à obtenir. Maintenant, choisis : l’implication ou la porte. »
J’ai presque l’impression de l’entendre grogner. Sa tête doit être très drôle à regarder, en cet instant. Mais je crois que ma petite leçon a fait son effet, car Julie récupère son travail et retourne à sa place, sous les rires moqueurs de ses camarades.
C’est ainsi que se passe la première heure de mon cours : j’entends les élèves râler, jusqu’à ce qu’ils estiment être parvenus à sculpter une forme plaisante. Ensuite, ils viennent faire évaluer leur travail à mon bureau, et je leur dis ce qui est bien effectué, et ce qui ne va pas. La deuxième heure, cependant, est plus délicate. Il faut graver les décorations directement sur la structure, mais je n’ai aucun moyen de leur donner un quelconque conseil : si je pose mes doigts dessus, je lisse à nouveau la paroi. J’ai essayé d’expliquer tant bien que mal à voix haute, en espérant que le résultat ne serait pas trop moche. Malgré mes craintes, les élèves ont l’air très fiers d’eux, et c’est l’essentiel.
A la fin de mon premier cours, les jeunes sortent de la salle en riant, en me saluant et en me remerciant pour cette expérience. Je pourrais presque voir les sourires illuminer leurs visages. Au fond de la classe, j’entends quelque chose tomber. Je ne sais pas si c’est l’effet de la gravité et du hasard, ou si quelqu’un farfouille. Dans le doute, je préfère poser la question : on n’est jamais trop sûr.
« Il y a quelqu’un ? »
Ne recevant aucune réponse, je tente de me diriger vers le bruit. Au moment où je pense poser ma main sur un bureau, celle-ci tombe sur une épaule frêle. La personne à qui elle appartient est bien trop basse pour être adulte, ou alors elle est assise. Un nain ? Un enfant ? Non, l’épaule est trop large. Peut-être quelqu’un en fauteuil roulant ?
« Qui est-ce ? je demande d’une voix hésitante.
- Tu n’as pas besoin de savoir mon nom, répond l’homme face à moi. Moi aussi, je fais partie du programme.
- Tu es un élève ici ? Comment tu t’appelles ?
- Je t’ai dit que tu n’avais pas besoin de le savoir, rétorque-t-il en accélérant son débit. J’ai une mission pour toi, si tu n’as pas peur du danger, ajoute-il en diminuant l’intonation de sa voix.
- Comment ça, du danger ?
- Ouais, il y a parfois des petites missions pas hyper légales qui se glissent. Je ne sais pas qui les propose, mais ça rapporte bien plus que donner des cours à des stupides gamins. J’en ai accepté une que je ne peux pas faire dans mon état, mais toi tu pourrais, si ça t’intéresse.
- Qu’est-ce que tu veux dire par là ?
- Bah disons que le gouvernement n’est pas forcément au courant, mais ça ramène pas mal de sous pour accéder à l’opération plus facilement. C’est des petits trucs simples ! Comme livrer un colis, par exemple…
- Tu veux me refiler le sale boulot, c’est bien ça ? je m’énerve en montant le ton. Non merci, débrouille-toi. »
Je tourne les talons, en priant pour ne pas me cogner contre un bureau au passage. Je n’aimerais pas avoir l’air ridicule maintenant. J’arrive miraculeusement à me souvenir des dimensions de la pièce, et j’en sors sans aucun impact sur mes jambes engourdies. J’aimerais pouvoir dénoncer cet homme. Une mission illégale au sein du Programme provenant de Je-ne-sais-qui ? C’est n’importe quoi ! Le Programme est soutenu par le gouvernement, et celui-ci n’accepterai jamais une telle chose. Sauf s’il n’est pas au courant… Est-ce que le Programme risquerait de perdre leur seul financement pour une bêtise aussi avare et dangereuse ?
J’ai pourtant eu quelques occasions de parler avec un responsable, Luc Gil. L’autre n’est jamais là, et je ne sais pas si quelqu’un l’a déjà vu en vrai. Monsieur Gil est quelqu’un de bien, il vit pour sa passion. Tout ce qu’il souhaite, c’est guérir les gens. Jamais il ne prendrait un tel risque. Je pense plutôt que deux ou trois petits malins se sont inscrits au Programme pour faire un peu de contrebande aux profits de leur opération, un comportement que je ne cautionne absolument pas. Ah, si je les trouve !
Bon, j’ai un problème un peu plus urgent… Elle est où la sortie ? Bon sang, j’aurais dû demander un chien !
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