Chapitre 15 : Adriana
Après de nombreuses plaintes au sein du Programme, les personnes aveugles ont enfin réussi à se faire entendre. Cela fait un mois que je suis ici, mais certains viennent d’arriver et ressentent déjà le besoin de se faire remarquer. Ceci dit, ils n’ont pas tort. Ils protestent -sans causer de dégâts- par rapport aux missions. Elles sont distribuées selon nos capacités, mais les aveugles n’en reçoivent que très peu. Pourtant, nous sommes tout à fait capables d’effectuer des tâches simples, même si on n’en voit pas le résultat ! Enfin bref, aujourd’hui donc, Luc Gil a reconnu son erreur et a assuré que plus de missions nous seraient confiées.
Hier, j’ai donné mon quatrième cours de poterie, et ces gamins m’apprécient ! Ca fait du bien de passer un peu de temps avec des gens normaux qui nous traitent équitablement. En plus, ils m’apprennent tout un tas de trucs, ces petits malins. A présent, je sais trancher de l’argile comme un chef, et je me débrouille mieux en lecture de braille. Peut-être que je pourrais même arrêter de prendre des cours, parce que le professeur de braille est un vieux insupportable qui se contredit toujours…
Aujourd’hui donc, j’ai enfin reçu une mission digne de ce nom : je vais cuisiner pour le self ! D’accord, peut-être que je ne devrais pas m’exciter à ce point, ni me faire trop d’illusions… Mais tout de même ! J’espère qu’ils ne me mettront pas à la plonge, je serai incapable de bien faire le job. Il me reste une vingtaine de minutes avant de débuter ma toute première activité au sein du Programme.
Je me lève et j’appelle GPS, le chien qu’on m’a confié. Oui, c’est moi qui ai choisi son nom. Après tout, c’est ce qu’il est, non ? Il est bien dressé et est toujours aux petits soins avec moi, pourtant il ne me connait que depuis quelques jours. Il me rappelle un peu mon fils, Rémi. Sans que je le demande, il m’apporte ce dont j’ai besoin, et me guide impeccablement jusqu’au lieu demandé. En plus, il fait office de peluche, quand on le laisse dormir dans ma chambre.
Je n’ai pas besoin de GPS pour savoir quand je suis arrivée au self : le brouhaha et la chaleur me suffisent. L’heure du service n’a pas encore commencé, mais beaucoup de places sont déjà réservées. Je suis mon chien jusqu’à la cuisine, où un homme commence à m’expliquer le contenu de ma mission :
« Je vais te parler longtemps pour que tu reconnaisses ma voix, commence-t-il d’un ton saccadé, presque militaire. Je m’appelle Jules, et je suis ton chef aujourd’hui. Il va y avoir de plus en plus de bruit, mais tu dois m’entendre par-dessus tout le bordel et faire ce que je te dis le plus vite possible, tout en le faisant bien. Aujourd’hui tu couperas principalement des légumes et les laveras, et tu attendriras quelques viandes quand je te le demanderai. Il se peut que tu fasses un peu de plonge en fin de service, tu auras tout le temps nécessaire. Des questions ?
- Non, ça ira, merci, je réponds intimidée par sa présence.
- Tu peux me dire si ça va trop vite, je déléguerai quelques tâches, ajoute-il d’un ton amical. »
Je ne peux m’empêcher de sourire. Jules semble strict au premier abord, mais il est vraiment sympathique et indulgent. Je dois lui montrer que je sais me battre, et que je suis tout à fait capable.
Une serveuse m’emmène vers une cabine où je me change pour une tenue bien plus confortable et que je peux salir sans remords. Il y a même un badge à mon nom, et les lettres sont en relief, je peux donc l’accrocher dans le bon sens sans problèmes. Ils ont vraiment pensé à tout ! Une fois habillée et coiffée, Jules m’indique mon poste et me raconte son premier jour de travail en tant que commis, dans une ville lointaine, sûrement pour que je puisse continuer d’assimiler son timbre de voix. Cinq minutes plus tard, une cloche retentit dans toutes les cuisines, et le vacarme commence. Les fours et les plaques sont chauds, le sol est mouillé et les ingrédients sont frais.
Au loin, j’entends quelqu’un crier au-dessus du bruit infernal des machines. Même sans reconnaître la voix de Jules, il est évident que ce sont ces ordres que je dois suivre.
« Premier service ! Aux entrées : salade niçoise, carottes râpées, soupe de tomates. Aux plats chauds : dinde en sauce, bœuf bourguignon, ratatouille, haricots. Aux desserts : faites-vous plaisir, c’est vendredi. »
C’est là que le véritable tapage commence. De tous côtés, les poêles et les casseroles cognent sur les plaques, les gaz s’enflamment dans un grésillement, les portes des fours claquent, les couteaux glissent sur les planches et les conversations s’emmêlent. Face à moi, j’ai repéré un évier contenant une passoire à une trentaine de centimètres sur ma gauche, une planche à découper juste devant mes mains et différents couteaux disposés contre le mur. Je les ai rangés par taille pour gagner de l’efficacité : du plus petit au plus grand, de gauche à droite. Le premier se situe à une dizaine de centimètres, j’ai uniquement besoin de tendre le bras pour l’atteindre.
Maintenant que je suis organisée, les bols de légumes défilent à une vitesse folle. Ils sont déposés dangereusement sur ma droite, et heureusement qu’ils sont annoncés, sinon je ne serais même pas au courant. Impossible de les entendre. J’essaie de focaliser mon ouïe sur les cris de Jules, je ne peux pas me permettre de détourner le seul sens dont j’ai vraiment besoin. Comme j’ai l’habitude, ma tâche en devient presque naturelle : je prends, j’épluche si besoin, je pose, je découpe, je fais glisser, je crie. Rien que je ne sache pas faire.
Différents aliments me tombent sous la main. Je reconnais les principaux : concombres, patates, tomates ou poireaux. Néanmoins, il y en a un que je n’ai jamais réussi à nommer. Il avait une texture lisse et sèche, la chair était molle mais pas juteuse, et il n’y avait pas de pépins ou équivalent. Je n’ai pas eu le temps de m’attarder dessus et je n’allais pas perdre ma précieuse voix pour une question futile à laquelle personne n’aurait répondu.
Je ne reçois plus de bol de quoi que ce soit, ni d’ordres d’ailleurs, et ce depuis quelques minutes. Que suis-je censée faire ? Je suis autonome dans tout ce que je fais, mais ici, je n’ai pas l’avantage. Alors j’attends, sans bouger, droite comme un i. Au bout d’un certain temps, j’entends Jules m’appeler au loin. Il ne dit jamais de prénom, seulement la fonction ou le poste en temps normal. Pourquoi veut-il me voir soudainement ? Et puis, je peux vraiment me déplacer sans risquer de me casser le nez ? Comme Jules répète mon prénom, je m’exécute, et décide de marcher rapidement et sans détours, directement vers mon objectif.
« J’aurais besoin de toi pour une autre mission, m’annonce Jules très proche de mon oreille, sans pour autant crier.
- Bien sûr ! J’acquiesce sans hésitation.
- Ce serait pour faire le service, tu ne t’occuperais que d’un poste, voire d’un seul plat, il y a beaucoup de monde aujourd’hui. Tu es partante ? »
Lorsqu’il me pose cette question, j’ai presque l’impression de l’entendre sourire, bien que ce soit impossible. Sans plus attendre, j’accepte sa proposition, pleine d’énergie. Jules est l’un des seuls à me pousser vers le haut et à croire en mes capacités, et je l’en remercie. Je marche au hasard, et je finis tout de même par tomber sur la cabine, je ne sais par quel miracle ! Je me change à la vitesse de l’éclair, puis je rejoins la serveuse qui sera à mes côtés pendant une bonne demi-heure. Comme je ne distingue pas le son de ses pas, celle-ci me prend la main. Est-ce une chose naturelle chez les gens ?
Une fois installée derrière le bar, une charlotte sur la tête, la cloche retentit. La sonnerie aigüe dure un long moment, et le son est si fort que j’hésite à me boucher les oreilles, mais je n’en ai pas le temps, car les personnes commencent à affluer pour manger. Cette mission est plus simple : j’ai simplement à remplir l’assiette qu’on me tend si on me le demande. Quand je n’ai plus de quoi fournir ma cuillère, je demande à ma voisine, et elle s’occupe de tout.
* * *
A la fin du service, je suis épuisée. Cuisiner est déjà une épreuve pour moi, mais dans ces conditions, c’est assourdissant, littéralement. Étonnement, le service a été plus simple, plus détendu, et j’ai même eu droit de choisir librement mon repas et sa quantité. Me voilà revenue dans ma chambre, le ventre plein, les bras fatigués et les oreilles à moitié valides. J’ai bien mérité une sieste, mais le sommeil ne me gagne pas. Je me tourne et me retourne dans mon lit trop petit. GPS, lui, ronfle bien, au pied du lit.
Je me rappelle qu’Hugo m’a fourni des « divertissements », comme il les appelle. J’ai donc reçu un disque dur sur lequel il y a des livres et séries audio, des musiques, des films et séries en audiodescription –une horreur ces choses-là-, et des leçons sur tout et n’importe quoi : le braille, la poterie, la sculpture, l’art d’entendre... Je décide donc d’allumer le robot infernal. A chaque fois que j’appuie sur un bouton, celui-ci hurle sa fonction, mais impossible de régler le volume, donc je l’utilise le moins possible. J’ai retenu les boutons « série audio » et « épisode suivant », c’est toujours ça. Aujourd’hui, c’est l’épisode final, il va falloir trouver autre chose ensuite.
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