Chapitre 17 : Léane
Voilà bien une demi-heure que j'attends devant le bureau de Lucien. Ce dernier doit probablement recevoir de nombreuses visites dans la journée car il a installé des chaises dans le couloir, ainsi qu'une table où jonchent des magazines. Ancienne musicienne que je suis, je bats du pieds, l'attente devenant insupportable. Je jette un regard à ma montre et constate en fait que je ne patiente que depuis dix minutes.
Lorsque qu'une personne s'assoit à côté de moi, je ne lui adresse pas même un regard. Depuis mon réveil, ce matin, une angoisse me tord l'estomac, comme si mes entrailles s’emmêlaient et se tordaient violemment. Soudain, une main apparaît dans mon champ de vision, et je me tourne en direction de son propriétaire . Mon voisin n'est autre que Jean, le vieillard du groupe de soutien. Un large sourire se dessine alors sur mes lèvres. J'aime bien ce vieil homme qui, à chaque réunion, prend le temps de parler avec chacun pour demander des nouvelles, et aborde cet air serein et apaisé malgré une maladie qui rendrait n'importe quel humain fou.
Je sors immédiatement mon carnet et lui tend.
« Qu'est-ce que tu fais là ? m'écrit-il.
- Je viens voir Lucien.
- Qui est-ce ? Ce nom me dit quelque chose...
- Un infirmier qui m'a fait une proposition. »
Son regard se couvre soudainement d'un voile sombre. Je n'avais jamais vu ces yeux sur lui. Ce n'est pas son genre, lui qui est d'un optimisme et d'une gaieté à toutes épreuves. Il m'attrape vite mon cahier et y gratte avec rapidité et frénésie quelques lignes. Mais une main se pose sur mon épaule avant que je ne puisse le reprendre. Il ne s'agit que de Lucien, mais je ne peux m'empêcher de frissonner. Mon corps devient d'une lourdeur désagréable et je peine à me relever. Je reprends tout de même mon carnet à Jean, le range maladroitement dans ma poche, les mains fébriles et tremblantes, et suit Lucien en jetant un dernier regard à mon camarade du groupe de soutien. L'air dépité qui se peint sur son visage livide ne fait que renforcer l'inquiétude qui me ronge de l'intérieur.
Une fois assise dans le bureau de Lucien, je chasse cette terreur insensée et illogique qui m’envahit et offre mon plus beau sourire à Lucien. Je n'ai rien à craindre, il veut juste me faire une offre . Et puis, il fait partie du Programme, je ne risque absolument rien.
« Bonjour, comment vas-tu ? m'interroge Lucien, une fois posté face à moi.
- Tout va bien merci, je suis assez curieuse.
- Et bien ne perdons pas de temps. Je suppose que si tu es là, c'est parce que tu as réfléchi à mon offre.
- Oui, et je voudrais en savoir plus, demandé-je en me penchant en avant.
- Le seul problème, c'est que le principe de ces missions est que tu n'en sauras jamais plus que tu ne dois.
- Comment ça ? interrogé-je, en fronçant les sourcils. »
De nouveau, la peur me broie le ventre, mais je la fais taire en me répétant que Lucien fait partie du Programme.
« Je vais essayer de t'en dire le maximum : le Programme ne pourra probablement pas te payer une opération avant deux voire trois ans. Les missions que tu réalises ne sont pas assez rémunérées. Et je veux te permettre de reprendre un quotidien normal d'ici quelques mois. C'est pour cela que je propose d'effectuer des missions qui te rapporterons bien plus que ton simple travail de femme de ménage.
- Quels genres de missions ?
- Elles ne sont pas communes et peuvent être dangereuses, c'est tout ce que je peux te dire. Mais tu commenceras par un simple échange de colis puis, tu pourras, si tu te sens capable de continuer, monter en grade et enchaîner les missions qui te rapporterons bien plus. »
Face à mon air probablement dubitatif, Lucien continue :
« Oui, ce que je te dis ne dois probablement pas te rassurer, mais tu ne serais pas la première à accepter ma suggestion. De nombreux patients ont déjà réalisé des missions que je suis en train de te proposer. Et ils sont très satisfaits des résultats.
- Vous pouvez me laisser y réfléchir ? questionné-je.
- Oui tout à fait, mais j'ai déjà des missions à te confier, donc je dois avoir ta réponse d'ici ce soir ou je les donnerai à d'autres patients.
- Je reviendrai vous voir cet après-midi, comptez sur moi, assuré-je en essuyant mes mains moites sur mon pantalon. »
Une fois dehors, la porte du bureau fermée, je m'assieds quelques secondes sur une chaise. Mes jambes tremblent, mais j'ignore si c'est de peur ou d'excitation. « Quelques mois » m’a promis Lucien. C'est plus que ce que j'aurais jamais pu imaginer !
Après avoir repris mes esprits, je me relève et me rend au groupe de soutien auquel je suis déjà en retard.
* * *
« Entre Léane, m'invite Hugo qui aborde un air agacé. »
Je me faufile entre les chaises, positionnées comme à leur habitude en cercle, et vais m'installer près d'Adriana qui me sourit. Face à moi, de l'autre côté du cercle, je croise le regard de Jean qui me fixe d'un regard presque déçu. Je hausse les sourcils et l'interroge silencieusement, mais ce dernier détourne le regard en soupirant. Cette réaction m'étonne, mais Hugo m'interpelle avant que je ne puisse me poser plus de questions.
« Avant que tu n'arrives Léane, débute Hugo, Marie nous annonçait une nouvelle. Elle a été opérée il y a quelques jours et quitte le Programme. »
Cette annonce me pétrifie, et je reste immobile, les yeux ouverts comme deux perles rondes, les jambes parcourues de fourmillements. Le reste du groupe applaudit Marie, qui porte un bandage sur l’œil droit et sourit timidement. Ses deux amies, Fanny et Pauline, l'enlacent en sanglotant telles des gamines. Je ne peux m'empêcher de trouver tous les patients de notre groupe d'une hypocrisie écœurante. Cela me donne envie de me lever et de partir en courant mais je me contente de grimacer.
Alors je devine ce que je ressens : de la jalousie. Une jalousie qui me rend d'une méchanceté égoïste et gratuite. Mais cette nouvelle me fait réaliser une chose. Je veux moi aussi être à la place de Marie. Et cela dans moins de trois ans.
J'essuie une larme qui pointe au coin de mon œil, en espérant que personne ne l'ait remarquée.
Une fois le groupe terminé, je me lève et me précipite dehors. Jean essaie de m'interpeller mais je poursuis mon chemin sans lui accorder d'attention. Je me précipite dans les couloirs, monte les escaliers à toute vitesse, me permettant même de sauter une marche de temps à autres.
Mon sang bat à mes tempes et mon cœur débute une course effrénée en accélérant à chaque seconde. Mais je ne peux pas me permettre de perdre du temps. Une fois devant la porte de Lucien, sans prendre le temps de me remettre, je frappe en essayant sans grande réussite de contenir ma précipitation.
« Léane ? s'étonne Lucien à haute voix en apparaissant dans l'encadrement de la porte.
- Je suis partante, annoncé-je en signant, incapable d'articuler le moindre mot. »
Le visage de Lucien s'illumine. Il me fait signe d'attendre quelques instants, ne paraissant pas parvenir à garder son calme non plus. Il retourne dans son bureau, ouvre brutalement un casier et en sort une feuille qu'il revient me donner.
« Tu as fait le bon choix, m'assure-t-il. Prends connaissance des informations, et sois à six heures vendredi à l'entrée du garage souterrain. Je t'accompagnerai pour ta première fois.
- Très bien.
- Oh, surtout, n'en parle à personne. Tu serais sans aucun doute renvoyée du Programme, ajoute-il avec un visage sérieux, presque menaçant, avant de me laisser. »
Une fois dans ma chambre, alors que je m'apprête à lire la convocation que Lucien m'a donnée, je retire ma veste et sens le carnet dans ma poche. Je me rappelle les quelques mots que Jean m'a écrits et les cherche dans les nombreuses discussions qui parcourent les feuilles.
« C'est une mauvaise idée, ne fais pas ça tu... »
La phrase s'arrête là, me laissant seule avec mes réflexions et mes propres opinions. Mais je me remémore le sourire d'euphorie qu'abordait Marie durant le groupe. Son visage reflétait une allégresse incontrôlable qui se traduisait par ses jambes qu'elle ne pouvait empêcher de balancer.
J'ai moi aussi le droit de vivre ça.
Alors j'arrache la feuille et la jette dans la poubelle. Après tout, Lucien fait partie du Programme, et je n'ai rien à perdre.
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