Chapitre 21 : Léane

8 minutes de lecture

Du fond de la classe, Adriana et moi suivons avec attention le discours de la professeur de morse. Cette dernière sait également signer et traduit ce qu'elle dit à l'oral. Depuis ce fameux jour où nous avons eu de grosses difficultés à communiquer, Adriana m'a proposé de l'accompagner à ses cours de morse. Elle a finalement pris le temps de me coucher sur papier du mieux qu'elle pouvait la mise en garde qu'elle essayait de me donner.

« Léane, je suis au courant pour les missions illégales. Arrête les je t'en prie. Tu es en danger. »

Je lui ai alors rétorqué que c'étaient mes soucis et que je gérais tout à fait ma situation. Adriana a insisté et nous avons évité de justesse une violente dispute. Finalement, comme pour faire un compromis, elle m'a suggéré de prendre les cours de morse avec elle. J'ai accepté avec enthousiasme. Nous avons même demandé à Hugo de suivre des cours intenses pour arriver au plus vite à communiquer. Plutôt partant, il nous a libéré une heure par jour.

Ce jour-là, lorsque le cours se termine, je range précipitamment mes affaires dans mon sac. J'ai rendez-vous avec Charles. Rien que d'y penser, le rouge me monte au visage et un sourire timide se tisse sur mes lèvres. Je salue Adriana en tapotant le dos de sa main rapidement, « au revoir » étant l'un des premiers mots que j'ai appris.

Adriana m'offre son plus beau sourire. Elle m'a comprise. Je l'abandonne après lui avoir donné la laisse de GPS et part d'une marche rapide en direction de ma chambre. Devant mon miroir, je prends le temps de maquiller mes yeux, chose que je ne fais jamais. Je trace précisément un trait le long de mon œil, sans exagérer. Je saupoudre mes joues d'un peu de fond de teint, sans en abuser. Et je me mets de ce parfum fleuri, sans m'en asperger pour autant. Puis je regarde l'heure. Je n'ai plus que vingt minutes pour me rendre jusqu'à notre lieu de rendez-vous. Alors je m'empresse d'enfiler cette robe que ma mère m'a offerte pour Noël. Noire, chaude, elle est parcourue de fleurs aux pétales colorés et lumineux. J'ai toujours adoré les fleurs. Alors je me sens moi-même dans cette robe. Lorsque je suis prête, j'attrape ma veste et mon écharpe et sort.


Arrivée dans le local, je retrouve Charles dos à moi. Je cours vers lui, et au moment où il va se retourner, je saute sur son dos et l'attrape au cou en l’enlaçant. Je dépose un baiser sur son épaule et le relâche finalement.

Une fois face à moi, ses yeux verts me lancent un doux message de reproches. Puis il m'attrape par les hanches et m'embrasse tendrement. Nous n'avons rien officialisé mais c'est tout comme si nous étions ensemble.

Nous avons prévu d'aller nous promener en ville, aujourd'hui. Notre demande auprès de Hugo a été reçue sans aucunes protestations et ce dernier nous a dégoté deux places dans la navette qui va quotidiennement en ville depuis les locaux du Programme.

Alors que nous allons sortir, je croise Lucien et lui lance un sourire. Mais il passe devant moi sans même me jeter un regard. Il paraît pressé et marche d'un pas saccadé. Son teint blanchâtre et son front humide témoignent d'une angoisse profonde.

Charles me tire légèrement et nous sortons pour rejoindre le car qui s'apprête à partir.

* * *

Charles a une surprise pour moi et je trépigne d'impatience. Il me fait fermer les yeux et me guide tout doucement dans les rues de la ville. Cette obscurité est pesante et angoissante mais l'excitation me permet de ne pas y penser. Je me demande comment fait Adriana pour se débrouiller. Je me prends des reliefs dans le trottoir et manque de m'étaler par terre à plus d'une reprise.

Enfin, après quelques minutes, Charles dépose un baiser sur ma joue, et j'en déduis que c'est le signal pour me dire d'ouvrir les yeux. Je m’exécute et découvre la devanture d'une salle de concert. Je perds aussitôt mon sourire.

Charles remarque immédiatement le chagrin dans lequel m'a plongée sa surprise. Mais à quoi s'attendait-il ? Je lui en veux presque… Mais il reste imperturbable et m'attire vers l'entrée.

Une fois entrée, il continue à me guider. Finalement nous trouvons des places sur une étrange plates-forme en hauteur, qui donne sur une scène plongée dans le noir. Charles rayonne et semble très fier de lui. Je le fixe avec une déception non dissimulée. Pourtant cela ne paraît pas le perturber.

Lorsque la scène s'éclaire, les spectateurs applaudissent avec frénésie. Sur scène, un piano à queue brille à la lumière des projecteurs qui alternent, passant de teintes chaudes comme le rouge ou le jaune, à des tons plutôt froids comme le bleu et blanc. Il y a aussi une contrebasse, une guitare électrique, des instruments à vent et des violons.

Les musiciens arrivent sur scène en saluant de gestes de la main les spectateurs. Ils s'installent à leurs places et alors commence le spectacle.

Soudain une peur me vrille le cerveau quand je sens le sol vibrer. Nous sommes au premier étage et j'ai la sensation que le sol s'effondre, ce qui me terrifie. Par réflexe je m'agrippe à la barre en face de moi. Charles pose une main sur mon épaule et m'incite à regarder autour de moi. Je constate alors que le sol est toujours bien là, et que la personne à ma droite porte à ses oreilles ce que je crois dans un premier temps être des écouteurs. Mais tout s'imbrique dans mon cerveau et je comprends enfin.

J'avais déjà entendu parler de ces plates-formes qui transmettent les vibrations de la musique pour les mal entendants mais je n'avais jamais essayé. C'est incroyable ! Des larmes perlent à mes yeux et je me tourne vers Charles pour l'enlacer et le serrer dans mes bras.

« Profite, je parviens à lire sur ses lèvres. »

Pour toute réponse, je l'attrape et l'embrasse fougueusement. Impossible de me retenir plus longtemps, je saute furieusement et secoue les bras au rythme des vibrations. Mon sang file dans tout mon corps, parcourant mes veines à toute vitesse ! La salle est en feu, et je me sens enfin à ma place, chose qui n'était pas arrivée depuis bien longtemps.


Lorsque les musiciens entament les dernières notes, et que la fin est palpable pour le public, nous hurlons à plein poumons pour extérioriser cette euphorie brûlante qui nous dévore de l’intérieur. Je me joins au groupe et crie si fort que ma gorge me lance. Alors que je cherche à tâtons la main de Charles, je ne trouve que du vide. Je me retourne mais celui-ci a disparu.

L'excitation cède à la panique et me voilà à me frayer un chemin entre les spectateurs qui bondissent. Je l'aperçois bientôt à l'écart : il prend appui sur un mur mais ne tarde pas à s'effondrer. Je me précipite vers lui dans un élan de frayeur.

« Charles ? Que t'arrive-t-il ? beuglé-je. »

Son visage est sillonné de sueur et ravagé par une expression de douleur qui me fait froid dans le dos. Il se replie sur lui-même et hurle ! Je ne l'entends pas mais sa bouche est déformée par une grimace qui me laisse deviner qu'il essaie de retenir ses hurlements, en vain. Lorsque mon regard croise le sien, je constate que ses yeux sont rouge écarlate et qu'ils déversent des larmes par coulées.

« Charles ! Qu'est-ce que je fais ? hurlé-je totalement démunie et impuissante. »

Ses lèvres remuent trop rapidement pour que je ne le comprenne ! Je sors mon carnet mais il est incapable de tenir correctement le stylo dans ses mains. Je pose ma main sur sa gorge et perd mon sang froid quand je réalise que son cœur pulse plus vite que la plus rapide et la plus effrénée des musiques.

Je n'ai pas le temps de réfléchir que déjà des personnes du public se jettent à nos pieds et relèvent Charles pour l'accompagner hors de la salle. Une fois dehors, des vigiles accourent vers nous, des téléphones déjà en main. Je gratte précipitamment le numéro du Programme sur mon carnet et leur tend la feuille. Le reste ne dépend plus de moi, et je me précipite au chevet de Charles que quelques hommes ont allongé par terre.

Attendre ne m'a jamais paru aussi long et aussi éprouvant. Je ne parviens pas à retenir les pleurs, et suis prise de hoquets. Parcourue par des frissons atroces, ma vision se trouble. Charles continue à se recroqueviller au sol mais je reste impuissante.


Ce qui me paraît être une éternité plus tard, les lumières des gyrophares accompagnent l'arrivée des ambulances. Je reconnais Hugo malgré les larmes qui brouillent ma vue. Il m'arrache à Charles même si je m'accroche à lui avec la force du désespoir. Une fois dans l'ambulance, Hugo et moi devant, une course contre la montre s'engage et nous roulons à tombeau ouvert jusqu'au Programme.

« Je ne sais pas ce qu'il s'est passé ! me lamenté-je à ses côtés tandis que nous descendons du véhicule. »

C'est à peine s'il me regarde. Nous suivons le cortège d'infirmiers et d'ambulanciers qui poussent un lit sur lequel est allongé Charles. Lorsqu'il franchit une double porte qui mène à l’hôpital, Hugo m'agrippe violemment et me tire vers des chaises. Il me secoue et me signe rapidement de me calmer.

« Tu ne peux pas aller plus loin, reste ici, c'est un ordre. Je reviens dès que je peux, assure-t-il en plongeant son regard dans le mien. Je te le promets. »

Voilà comment je me retrouve à sangloter sur une chaise, en attendant des nouvelles avec le cœur lourd de chagrin.


Ce n'est que plusieurs heures après, que Hugo revient vers moi, un air grave sur le visage. Je le supplie du regard de me dire ce qu'il se passe. Il s'assoit à mes côtés, emprunte mon carnet et prend une grande inspiration avant de m'expliquer :

« Charles souffre de drépanocytose. C'est une maladie génétique qui affecte le sang et qui peut provoquer des crises vaso-occlusives plus ou moins intenses comme celle à laquelle tu as assisté, ajoute-il en rédigeant à l'écrit les mots les plus techniques. Pour faire court, ces crises à répétitions sont caractérisées par de fortes douleurs. Elles sont de plus en plus dangereuses pour Charles. Les traitements basiques pour soulager la douleur et assurer un bon fonctionnement de ses organes vitaux ne suffisent plus. Les transfusions sanguines ne sont plus assez efficaces et il faut envisager de procéder au plus vite à l'opération pour laquelle il a intégré le Programme : une greffe de moelle osseuse. »

Tout en suivant attentivement les explications de Hugo, je sens bien que quelque chose le tracasse au-delà du domaine médical et mon cœur s'emballe. Je parviens tout de même à lui signer ma question :

« Il y a un donneur ?

- Sa petite sœur, oui. Nous la ferons venir au plus vite. Mais… hésite-t-il.

- Quoi ? l'interrogé-je en fronçant les sourcils.

- Charles n'a pas gagné suffisamment pour obtenir cette intervention.

- Tu te fous de moi ? hurlé-je sans prendre le temps de signer, à deux doigts de me ruer sur lui pour lui arracher les yeux.

- Je suis désolé Léane, mais cette opération est très coûteuse et très lourde. Il ne pourra pas travailler avant un moment et cela pose problème pour le bon fonctionnement du Programme. Nous cherchons une solution qui pourrait régler le problème. »

C'en est trop pour moi, et j'enfouis ma tête entre mes mains, comme pour chiffonner une vulgaire feuille de papier. Des pensées vrillent dans mon cerveau, comme si j'avais la solution en moi et qu'il suffisait que je la cherche. Puis, elle vient naturellement à moi, comme si toute ma vie était destinée à ce moment.

« Prenez mon argent, déclaré-je sans hésiter. »

Annotations

Vous aimez lire Titi7410 ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0